La fois où Ernesto Guevara s’est improvisé entraîneur et autres anecdotes footeuses du Che

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Ernesto Rafael Guevara de la Serna also known as Che Guevara, Photograph, Around 1960

Le Che avec l’équipe brésilienne de football Madureira Esporte Clube en visite à Cuba.

Lorsque vous lisez un peu sur la vie d’Ernesto Guevara, il en ressort assez vite qu’il a été un sportif accompli. Il existe même une bio exclusivement dédiée à sa vie sportive intitulée Che Deportista. Sans les violentes crises d’asthme dont il a souffert tout au long de sa courte mais intense existence, la passion d’Ernesto Guevara pour le sport serait anecdotique. Dans son cas, elle révèle plutôt une personnalité hors du commun. Ernesto Guevara de la Serna est né le 14 juin 1928 à Rosario, en Argentine, ce qui en a fait un supporter du club de football Rosario Central. Peu après sa naissance, ses parents s’installent sous recommandation médicale dans la petite ville d’Alta Gracia, province de Córdoba, pour son air salutaire.

Ernesto Guevara passe les premières années de sa vie pratiquement enfermé chez lui ; son asthme est tellement tenace qu’il ne va pas à l’école. Sa mère, Celia de la Serna, prend en charge son éducation et lui enseigne notamment le français. Mais le futur révolutionnaire ne reste pas longtemps cloué au lit. Un beau jour, il décide de faire un Forrest Gump de lui et s’auto-administre le sport comme remède à son handicap. Au secondaire, Ernesto Guevara pratique assidument des disciplines aussi exigeantes que l’alpinisme, le cyclisme, en passant par la nage et l’athlétisme. Il est aussi un joueur d’échecs aguerri, sport quand même plus asthmatic friendly. Toutefois, comme bien des jeunes issus de famille bourgeoise argentine, le football et surtout le rugby sont ses sports de prédilection. Le père, Ernesto Guevara Lynch, a raconté qu’une fois, il a rappelé à son entêté de fils que le médecin lui avait déconseillé de jouer au rugby parce que, dans son cas, c’était plus ou moins du suicide, fiston de répondre : « Vieux, j’aime le rugby, et même si j’en crève, je vais continuer à jouer ». Pour oser parler de la sorte à son paternel, il devait sans doute avoir consommé la version locale de Caillou. Malgré les remontrances légitimes de M. Guevara Lynch, le jeune homme ne manque pas un seul match de rugby. Pour tenir le coup, un coéquipier sur la touche lui refile sa pompe dans laquelle il inhale tous les 15/20 minutes.

Le Che tient le ballon ovale alors qu'il défend les couleurs du San Isidro Club (SIC)

Le Che tient le ballon ovale alors qu’il défend les couleurs du San Isidro Club (SIC)

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Les témoignages sont unanimes : Ernesto Guevara n’était pas nécessairement un rugbyman de génie, mais son style téméraire dans un sport de téméraires lui vaut le sobriquet de Fuser, contraction de «furibond Serna ». Un jour, l’asthme gagne une bataille (mais pas la guerre) et force Ernesto Guevara à cesser l’activité physique pour un temps. Comme les blogues n’existent pas à l’époque, il en profite pour fonder avec son frère Roberto et des amis un des premiers magazines argentins de rugby dénommé Tackle. Ses billets, il les signait sous le pseudonyme à consonance chinoise « Chang-Choh ». Ce calembour découlait d’un autre surnom, Chancho (cochon), qu’on lui avait donné à cause de son look négligé qu’il adoptait pour se moquer de sa position sociale relativement privilégiée. Vous aurez compris que les argentins ont le surnom facile. Après seulement 11 parutions, la revue Tackle cesse d’être publiée par manque de moyens, mais l’expérience a le mérite de nourrir le goût d’Ernesto Guevara pour l’écriture.

Outre la pratique du sport, sillonner les routes est l’autre grande lubie du jeune Guevara. Lors de son premier périple d’envergure en solo, il part de Buenos Aires et parcourt le le Nord argentin sur une bicyclette à moteur. A son retour, le fabriquant du dit moteur (marque Micrón) était si étonné que le moteur ait tenu le coup après 4500 km de route qu’il publie – avec le consentement du voyageur – une photo sur sa monture, appuyée d’un texte vantant les mérites du moteur dans la revue sportive El Grafíco, toujours aussi populaire aujourd’hui. Le Che aurait peut-être eu une grande carrière en pub si on ne l’avait pas brainwashé avec des «valeurs»…

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En décembre 1951, Ernesto Guevara, 24 ans, et son ami biochimiste Alberto Granado, un sacré numéro, décident de partir à l’aventure, cette fois sur une moto baptisée La Poderosa, ‘’La Vigoureuse’’, une Norton 500 cc. Dans ce mythique périple qui sera raconté plus tard au cinéma, ils traversent l’Argentine, le Chili, le Pérou, la Colombie et atteignent le Venezuela en juillet 1952. Dans son carnet de voyage, Ernesto Guevara évoque le foot à plusieurs reprises et toujours comme un vecteur de rencontres, voire même un gagne-pain. La première fois, c’est au Chili lorsqu’ils rejoignent une gare quelconque : « Nous y avons rencontré un groupe de cantonniers qui s’entraînaient au football en prévision d’un match avec une équipe rivale. Alberto a sorti de son sac à dos une paire d’espadrilles et a commencé à dicter ses instructions. Spectaculaire résultat : nous nous sommes retrouvés engagés pour le match du dimanche suivant. Comme salaire : le gîte, le couvert et le transport jusqu’à Iquique. Deux jours ont passé avant le dimanche en question, deux jours marqués par une splendide victoire de l’équipe dans laquelle nous jouions tous deux, et par les chevreaux grillés qu’Alberto avait préparés pour émerveiller la concurrence grâce à l’art culinaire argentin. » (*Avis au végétariens : n’essayez jamais le chevreau grillé argentin si vous tenez à rester fidèles à votre communauté.)

Au Pérou, Ernesto Guevara fait le récit d’une autre rencontre autour du ballon rond : « Dans les ruines, nous avons rencontré un groupe qui jouait au football, ce qui nous a valu une invitation immédiate. J’eus l’occasion de me distinguer comme gardien de but par un ou deux arrêts, ce qui m’amena à expliquer, en toute humilité, que j’avais joué dans un club de première division à Buenos Aires avec Alberto. Ce dernier exerçait ses talents au centre du terrain, appelé la pampa (la plaine) par les habitants du lieu. Notre étonnante habileté nous permit de gagner la sympathie du propriétaire du ballon qui gérait un hôtel où il nous invita à passer deux jours jusqu’à l’arrivée de la prochaine fournée d’Américains, qui venait par autorail spécial. M. Soto, en plus d’un excellent homme, était une personne cultivée, et après avoir épuisé les sujets sportifs qui le passionnaient, nous avons pu parler de toute la culture inca, dans laquelle il était assez versé. » Nos deux lascars n’ont évidemment jamais joué « dans un club de première division à Buenos Aires » : la mythomanie et l’exagération font partie d’un certain folklore argentin, j’en sais quelque chose.

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Le biochimiste et le presque-médecin effectuent quelques semaines plus tard un séjour à la léproserie de San Pablo tenue par des bonnes sœurs dans le Nord du Pérou, où ils aideront à soigner les malades. Contrairement à ce que dictent certains préceptes issus de la religion, Guevara et Granado refusent de porter des gants en présence des lépreux et surtout, ils les traitent d’égal à égal. Le foot sera un moyen de tisser des liens d’amitié avec eux. Les gardiens n’aimeront pas ce fait historique, mais tel un petit gros au primaire, Ernesto Guevara occupait le plus souvent le poste de gardien dû à la précarité de sa condition physique. Il faut dire aussi qu’en bon rugbyman, Guevara contrôlait mieux le ballon de ses mains que de ses pieds. Quoiqu’il en soit, il est notoire de constater qu’Ernesto Guevara recense dans son journal quantité de matchs de foot plutôt informels et anecdotiques (picados comme on dit en Argentine), tout en commentant sévèrement ses performances et même celles de son comparse. A une occasion il écrit « nous avons tous les deux très mal joué » tandis que plus loin il dit qu’ils ont joué « avec plus de succès que les fois précédentes ». Ernesto Guevara rapporte même une infection au pied qui le force à « arrêter le football ». Tragique pour un footeur…

La fameuse Poderosa ayant rendu l’âme assez tôt dans l’Odyssée, les deux voyageurs seront forcés d’opter pour le pouce, le bateau et plus rarement l’avion. Dans la catégorie « moyen de transport le plus insolite du périple » la palme revient sans doute au radeau baptisé Mambo-Tango. Sur cette embarcation de fortune ils arrivent à Leticia, sur les rives colombiennes du fleuve Amazone. De là, leur objectif est de rejoindre Bogotá, mais comme d’habitude, la priorité est d’assurer leur survie immédiate. Ils y parviendront, grâce à leur talent de footeurs et surtout à la réputation du jeu de pied de Buenos Aires, qui leur vaut d’être engagés comme entraîneurs par le club Independiente Sporting Club : « Ce qui nous a tirés d’affaire, c’est qu’on nous a recrutés comme entraîneurs d’une équipe de football, tandis que nous attendions l’avion, qui ne part que chaque quinzaine. Au début, nous pensions les entraîner pour ne pas faire piètre figure, mais comme ils étaient très mauvais, nous avons décidé de jouer aussi, avec de brillants résultats, car l’équipe jugée la plus faible est arrivée au championnat – organisé en un éclair -, a été sélectionnée comme finaliste et a perdu aux tirs au but. Alberto avait l’air inspiré, grâce à son air de famille avec Pedernera et ses passes millimétriques. Il a d’ailleurs reçu le nom de Pedernerita. Moi, j’ai arrêté un penalty qui restera dans l’histoire de Leticia. Toute la fête aurait été agréable s’ils n’avaient pas eu l’idée de jouer l’hymne colombien à la fin, or je me suis accroupi pour nettoyer un peu de sang que j’avais au genou au moment où ils l’exécutaient, ce qui a provoqué une très violente réaction du commissaire (colonel) qui m’a agressé verbalement. J’allais l’envoyer sur les roses, mais je me suis souvenu du voyage et autres balivernes, et j’ai laissé tomber. »

Avec désormais quelques ronds en poche gracieuseté de leur gig d’entraîneur, les voyageurs se rendent à Bogotá en avion. On raconte qu’une des motivations du séjour était de voir jouer le club de foot Los Millonarios renommé pour son beau jeu et surnommé à cet effet El Ballet Azul qui comptait dans ses rangs leurs célèbres compatriotes Adolfo Pedernera, Néstor Raúl Rossi et Alfredo Di Stéfano, le Messi de l’époque. L’auteur n’en fait pas mention dans son carnet de voyage, mais à Bogotá, ils ont pu faire la connaissance de Di Stéfano par l’entremise d’un étudiant colombien. Don Alfredo – qui allait bientôt partir écrire une page d’histoire au Real Madrid – a même remis en main propre des billets aux voyageurs pour un Millonarios-Real Madrid (justement!) auquel ils auraient assisté. J’imagine mal Messi en 2013 donner des billets à 2 dudes de passage à Barcelone juste parce qu’il sont Argentins. On raconte que quelques années après la Révolution, Di Stéfano se souvenait encore de cette rencontre et n’en revenait pas qu’un des deux jeunes était le Che. On le comprend.

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Granado et Guevara sur le radeau Mambo-Tango

Bon : si je pèse sur fast forward, Ernesto Guevara atteint le Venezuela, rentre en Argentine, termine ses études, repart en voyage, rencontre Fidel Castro au Mexique et fait la Révolution à Cuba en 1959. Bref, il devient le Che. Après la Révolution, il renoue avec le sport comme il peut, désormais encombré de son agenda de ministre, mais on peut certainement parler d’un « spleen sportif » si on en croit les doléances de Fuser à l’endroit de sa maman : « Ici, personne ne joue au rugby ni au football et je n’aime pas le baseball. Sauf une partie d’échec (de temps en temps parce que ça prend trop de temps) ou aller pêcher, je n’ai pas d’autre évasion ». On peut soutirer un argentin de l’Argentine, mais impossible de soutirer l’Argentine de l’argentin… Cela dit, Granado a rapporté une tranche de vie du Che à Cuba qui laisse croire que ses responsabilités ministérielles et la culture cubaine n’ont pas totalement eu raison de sa passion footeuse : « En 1963, à Santiago de Cuba, nous avons organisé un match de football. Lui était ministre de l’industrie et une personnalité très populaire. Mais quand il était dans les buts il ne se pensait plus à ses fonctions ni à rien d’autre. Quand il était dans les buts, il était gardien. On affrontait l’équipe de football de l’université qui était entraînée par Arias, un espagnol. Durant le match, Arias reçoit la balle, et il avance tranquillement, mais le Che, sort du but, se lance vers lui et le renverse. Personne ne pensait que le ministre allait se jeter à ses pieds pour un ballon. Mais lui, il était comme ça…»

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Le Che Guevara et Alberto Granado à Cuba lors d’un « picado »

Ernesto Guevara dit le Che meurt au combat, le 9 octobre 1967 en Bolivie, assassiné sous les ordres de la CIA. Mais son histoire avec le foot ne s’achève pas là. Dans les stades du monde entier, joueurs et supporters récupèrent son célèbre portrait croqué par Korda comme symbole de résistance. Les supporters de l’A.S. Livorno, ville ouvrière de l’Italie et berceau du communisme italien, s’en sont appropriés, notamment comme réponse à l’iconographie fasciste des tifosi de certains clubs associés à la droite xénophobe, comme la Lazio de Rome. De passage en Italie en 2005, Aleida Guevara March, la fille du Che, a pris la peine de remercier l’attaquant Cristiano Lucarelli (dont la petite histoire mérite d’être racontée dans un prochain billet) et le Livorno pour l’utilisation positive de l’image de son père. Elle a toutefois pris la peine de rappeler : « Ce visage est un symbole de lutte. J’espère qu’il ne soit pas appréhendé comme un mythe, mais bien comme un emblème pour créer un monde meilleur ». Alberto Granado est décédé le 5 mars 2011.

http://lefooteur.com/2013/01/la-fois-ou-le-che-guevara-sest-improvise-entraineur-2-2/

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