« J’ai accepté cette mission car c’était mon devoir pour Cuba », René Gonzalez

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Sébastien Madau : Quels étaient les objectifs de votre mission et de celle des autres Cubains avec lesquels vous étiez partis aux Etats-Unis ? Dans quel état d’esprit vous trouvez-vous au moment où elle vous a été proposée ?

René Gonzalez : – Je suis allé aux Etats-Unis pour infiltrer des organisations terroristes cubano-américaines qui avaient commis plusieurs attentats à Cuba et qui étaient protégées par le gouvernement américain. C’est étrange, je n’avais pas vocation à cela (René Gonzalez était pilote d’avion de profession, ndlr). Je me suis posé la question avant d’accepter. On m’a expliqué que c’était basé sur le volontariat, que je pouvais refuser… Mais c’était mon devoir, pour Cuba. Je n’ai rien pu dire à ma famille. Cette décision a été un déchirement intérieur. En 1998, je ne m’attendais pas à être arrêté. L’arrestation a été brutale. Les autorités américaines emploient la violence. Une stratégie pour te faire faillir et perdre le moral.

Comment s’est déroulée l’enquête ?

– La seule charge que nous avons assumée, c’est celle d’être des agents étrangers ne s’étant pas enregistrés lors de notre arrivée aux Etats-Unis. Mais cela se comprend ! Toutes les autres charges sont fausses (espionnage, conspiration, projet d’assassinat…). C’est alors que la politique politicienne a commencé : quand la communauté d’exilés cubano-américains de Miami a demandé du sang.

Lors de l’interrogatoire, les autorités ont cherché à nous faire céder. Mais si tu cèdes au début, c’est fini. Après avoir supporté l’arrestation et les premiers jours de prison, c’était évident que nous supporterions le reste. Notre groupe a été confiné à l’isolement de manière arbitraire. Aux Etats-Unis, 97% des accusés ne vont pas jusqu’au procès car ils plaident coupable. Mais nous n’avons pas voulu car nous étions innocents !

Au total, dix personnes avaient été arrêtées. Cinq ont plaidé coupable. Et nous, les cinq autres, sommes allés jusqu’au procès. Mais le procès a été faussé. Il y a eu chantage, corruption et pressions.

Vous avez été séparés après votre arrestation. Comment saviez-vous que vous seriez plusieurs à résister et à refuser les accusations ?

– Nous ne le savions pas jusqu’au jour du procès. C’est au départ une décision individuelle. Il était impossible d’envisager le contraire. Puis les avocats nous ont informés que certains avaient cédé. Mais devant la Cour, nous sommes arrivés tous ensemble. Nous étions cinq à refuser de céder, tous dans notre bon droit, pour notre pays : Antonio Guerrero, Ramon Labañino, Gerardo Hernandez, Fernando Gonzalez (libéré en février dernier, ndr) et moi-même. Depuis, nous sommes restés comme un seul homme.

Le problème pour vous c’est que le procès a lieu à Miami, bastion de la communauté cubano-américaine hostile à la révolution cubaine.

– C’était irrationnel de tenir ce procès à Miami pour s’assurer un jury qui nous déclarerait coupables. Sans parler du rôle de la presse qui a été financée pour envenimer l’ambiance, comme l’ont d’ailleurs reconnu l’ONU et Amnesty international.

Un élan de solidarité s’est alors créé dans le monde entier à travers des comités pour votre libération. En étiez-vous informés en prison ?

– Le silence médiatique ne nous a pas empêché de recevoir de nombreuses marques de soutien, énormément de lettres notamment. Ces moments étaient de vrais moments de rire dans mon unité. Quand une valise de courrier arrivait, la moitié était pour moi. Mes codétenus me demandaient les timbres qui provenaient du monde entier. Un véritable élan de sympathie s’est créé.

Durant toutes ces années d’emprisonnement, qu’est-ce qui vous a fait tenir ?

– La morale. Vous savez, ils sont venus m’arrêter chez moi. Ils ont pris d’assaut ma maison et ont emmené ma femme et ma fille. Leur technique est d’user de la force pour te faire perdre ta dignité. La plus grande injustice était de voir qu’un gouvernement s’armait pour défendre des terroristes qui frappaient Cuba.

Je n’ai pas connu de moments de découragement… Peut-être parce que j’étais déjà vieux (il sourit, ndlr), et que j’ai appris à jouer avec mon temps. Même s’il y avait des mauvais jours, je ne me suis jamais dit : « je n’en peux plus, ça suffit ! ».

Le contact avec la famille, que l’on m’a empêché de voir pendant deux ans, m’a permis de rester digne, de résister. J’ai appris de la prison que tu es le seul à pouvoir agir sur ton moral et ton esprit. L’humour m’a aussi aidé à transformer les mauvais moments en bons moments.

Enfin, je me disais que j’étais heureux avant le jour de mon arrestation. Il n’y avait donc pas de raison pour que je ne le sois plus ensuite à cause d’un maton qui m’avait jeté au trou.

Vous et vos camarades avez été arrêtés sous la présidence de Bill Clinton. Barack Obama a été élu pendant votre incarcération. Avez-vous cru en un geste de sa part en votre faveur ?

– J’ai eu un espoir même si je ne me suis jamais fait trop d’illusions sur les présidents américains. Je m’attendais à ce qu’il fasse plus. Pas grand chose, mais juste quelque chose. Il m’a déçu. Il lui manque une colonne vertébrale. Il subit trop de pressions de la droite qui ne supporte pas qu’il soit jeune, noir et un intellectuel. Il passe trop de temps à composer avec elle. Pour rien.

Pour quelles raisons estimez-vous alors que le climat est plus favorable aujourd’hui pour obtenir la libération des trois derniers Cubains encore emprisonnés ?

– Quand nous avons été arrêtés en 1998, le continent était frappé par les politiques néolibérales. Cuba était isolée politiquement. La seule petite lumière, c’était Hugo Chavez au Venezuela. A l’époque, l’horizon, c’était l’ALCA (traité de libre-échange d’orientation ultralibérale initié par les Etats-Unis sur le continent américain, ndlr). Mais tout cela a heureusement été enterré. Des choses ont bougé aux Etats-Unis, l’opinion envers Cuba a changé. La position de l’Union européenne aussi. La politique des Etats-Unis vis à vis de Cuba est obsolète. Il faut en profiter.

Il faut se rassembler pour exiger de Washington la libération de mes trois camarades. Des sollicitations d’élus américains auront lieu en juin. C’est le bon moment pour faire du lobby envers les parlementaires. Justice, politique, solidarité : tout est lié. La légalité a été déguisée contre les Cinq. Si la solidarité se joint à cette équation, elle devra être entendue par la justice. Un président par ici, un Premier ministre par là, des élus de gauche partout dans le monde doivent être sensibilisés. Il faut les solliciter. Le fait que 76 sénateurs américains aient demandé au président Obama de régler ce cas est une preuve que les détenteurs des intérêts américains se demandent s’il est toujours utile de continuer avec cette affaire. Aujourd’hui, Fernando Gonzalez et moi-même sommes libres. Trois d’entre nous restent en prison (dont un, Gerardo Hernandez, condamné à perpétuité, ndlr). Nous nous sentons en parfaites conditions physiques et morales pour mener cette bataille. Nous devons êtres dignes des efforts déployés pour obtenir notre libération.

Une partie de la campagne de solidarité était directement dirigée vers le peuple américain. Si vous deviez lui transmettre un message, quel serait-il ?

– Il faut être réaliste. Le peuple américain n’a pas eu son mot à dire sur notre affaire, par manque d’information. Nous ne pouvons pas attendre qu’il sorte dans la rue pour nous défendre. C’est une société individualiste dans laquelle l’individu a peur de perdre ce qu’il possède. Le plus important serait qu’il se demande si c’est toujours utile de nous défendre. Mais il y a aussi des gens courageux là-bas et ils ont besoin de notre aide.

La décision serait alors politique ?

– Oui car toutes les décisions ont été politiques jusque-là. Il faut trouver une manière efficace d’interpeller les bons interlocuteurs. Même si, bien sûr, c’est toujours important de faire connaître notre histoire au plus grand nombre. Quand les Etats-Unis se rendront compte qu’il n’est plus convenable de garder en prison les trois Cubains, ils régleront l’affaire politiquement.

Un ressortissant américain contracté par la CIA, Alan Gross, est actuellement emprisonné à Cuba après une condamnation pour avoir transmis du matériel informatique à des groupes de la dissidence. Pensez-vous qu’un échange de prisonniers soit envisageable ?

– C’est en effet lié. Il y a eu des avancées. Cela peut également faire partie de l’équation. Pendant de nombreuses années, le gouvernement américain a demandé une libération unilatérale et il a mis longtemps à comprendre que Cuba ne céderait pas. Trop de temps a ainsi été perdu. Aujourd’hui, la situation a changé. Pour régler ces affaires, les Etats-Unis doivent se mettre autour de la même table que Cuba.

Après quinze ans d’absence, comment votre retour s’est déroulé à Cuba ?

– Cuba a changé mais j’étais informé par ma famille notamment, ou l’ambassade. Aussi, je n’ai pas été trop surpris par la Cuba que j’ai retrouvée. Le pays a fait des concessions car il était obligé de s’adapter à son temps pour améliorer ses conditions d’existence. C’est un processus naturel et Cuba ne pouvait pas rester isolée. Ensuite, j’ai noté des différences chez les Cubains par rapport à ma génération. C’est le même peuple mais davantage solidaire et politisé. C’est un plus pour développer notre socialisme, tout en menant des débats sur la recherche de plus de justice et d’une société plus égalitaire. Il fallait décentraliser l’économie. Cela me convient. Il faut voir maintenant la pratique.

Si c’était à refaire, le referiez-vous ?

– Nous referions la même chose. Il n’y a aucun doute : nous avons fait ce qui était bon. Et après avoir fait encore mieux connaissance avec l’ennemi durant ces quinze années, j’ai encore moins de doutes.

Entretien réalisé par Sébastien Madau. [ Journaliste au quotidien La Marseillaise]

Source : La Marseillaise des BdR Est n°21043, dimanche 23 mars 2014

Via Esteban

Pour en savoir plus sur l’affaire : « Cinq cubains à Miami : le roman de la guerre secrète entre Cuba et les États-Unis« , de Maurice Lemoine, Ed. Don Quichotte, 2010. « Washington contre Cuba : un demi-siècle de terrorisme/ l’Affaire des Cinq« , de Salim Lamrani, Ed. Le Temps des Cerises, 2005.

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