Les Cubains sont les premiers acteurs et constructeurs du projet émancipateur de la Révolution

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Fidel Castro s’est éteint vendredi 25 novembre dans la soirée. Il symbolise à lui tout seul l’insoumission au plus grand empire de l’histoire contemporaine. Si de nombreux chefs d’État ont salué « une grande figure du XXe siècle », il n’en demeure pas moins que pour nombre d’entre eux et pour beaucoup de médias occidentaux, Fidel Castro était avant tout un dictateur. Salim Lamrani, maître de conférences et auteur de plusieurs essais sur Cuba, a accepté de répondre à nos questions et de nous présenter dans quelle mesure “El Comandante” était un véritable socialiste.

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Le Comptoir : Pendant plus de trente ans, Fidel a bénéficié du soutien d’une partie au moins du peuple cubain. Pourtant élu à plusieurs reprises, le père de la révolution cubaine n’a cessé de passer pour un dictateur aux yeux des médias mainstream. Pouvez-vous nous éclairer sur le système électoral cubain ?

Salim Lamrani : Fidel Castro est arrivé au pouvoir le 1er janvier 1959 après avoir renversé la dictature de Fulgencio Batista. Il n’a cependant pas occupé le poste de Président de la République tout de suite. Depuis 1959, la Cuba révolutionnaire a eu pas moins de quatre présidents. Manuel Urrutia et Osvaldo Dorticos ont d’abord occupé ce poste, respectivement de janvier à juillet 1959, et de juillet 1959 à décembre 1976. Fidel Castro devient président après l’adoption de la constitution le 2 décembre 1976 et ce jusqu’en 2006. Et puis enfin, depuis 2006, c’est Raul Castro qui est au pouvoir. Son mandat devrait arriver à échéance en février 2018.

En 1976 donc, Cuba adopte une nouvelle constitution qui prévoit des élections à plusieurs niveaux. Les élections municipales ont lieu tous les deux ans et demi. Il y a également des élections provinciales (l’équivalent de nos élections régionales), des élections législatives et puis l’élection présidentielle tous les cinq ans. L’élection présidentielle est une élection indirecte comme il en existe dans de nombreux pays. Ainsi, pour arriver au pouvoir, Raul Castro et Fidel Castro ont au préalable dû être élus députés de l’Assemblée nationale au sein de leur circonscription. Cette élection se déroule au suffrage universel et secret. Ensuite, c’est à l’Assemblée nationale d’élire les membres du Conseil d’État, du Conseil des ministres et leur président.

Il faut rappeler ici une réalité qui relève du bon sens : aucun gouvernement au monde ne peut rester trente ans à la tête d’un pays sans le soutien majoritaire du peuple, surtout dans un contexte de guerre larvée avec les États-Unis. Je crois que la diplomatie américaine a été très lucide la dessus. Si on prend par exemple le mémorandum de 2009 du chef de la section d’intérêt des États-Unis à La Havane, ce qui est l’équivalent de l’ambassadeur, on constate qu’il y souligne la popularité du gouvernement auprès des couches populaires et des étudiants.

Quelle place est donnée au peuple dans le processus de participation à la vie politique ?

SL : Le peuple joue un rôle central dans le système politique cubain puisque ce sont les citoyens en âge de voter qui désignent les candidats pour les élections. En France, par exemple, pour pouvoir participer à la sélection des candidats, il faut être membre d’un parti politique. Chez nous, nous ne pouvons donc désigner que des candidats proposés par les partis politiques. À Cuba, la législation interdit au parti communiste de désigner un candidat pour n’importe quelle élection.

Qu’en est-il du multipartisme ?

SL : Il n’y a pas de multipartisme à Cuba. C’est un système avec parti unique. Cela a été validé en 1976 lorsque les Cubains ont adopté la constitution. Il faut cependant rappeler que le parti communiste cubain n’est pas un parti électoral comme chez nous. Il joue un rôle d’orientation et d’unité mais aucun lors des élections.

Diriez-vous que le multipartisme n’est pas forcément synonyme de démocratie ?

SL : Il faut rappeler que la démocratie a plus de 2000 ans d’ancienneté. Elle remonte à la Grèce antique alors que le parti politique en tant qu’institution remonte au XIXe siècle. Si on conditionne la démocratie à la présence d’un parti politique ou d’un multipartisme, dans ce cas, George Washington, le premier président des États-Unis, n’était pas démocrate. Je crois que le multipartisme est un modèle occidental, mais qui n’a pas vocation à être universel. D’ailleurs, sous la dictature de Fulgencio Batista, il y avait un multipartisme.

Le traitement médiatique du “Comandante” masque bien souvent toutes les réformes sociales qui ont profondément changé l’île des Caraïbes. Pouvez-vous nous en donner un aperçu ?

SL : Les institutions internationales sont unanimes pour reconnaître l’excellence du modèle social de Cuba. Quelques chiffres permettent d’en donner un aperçu. Cuba est le seul pays d’Amérique latine et du Tiers-monde, selon l’Unicef, à s’être débarrassé de la malnutrition infantile. Les Cubains ont une espérance de vie de 80 ans, comme la plupart des pays développés. L’île dispose d’un taux de mortalité infantile de 4,6 pour mille, c’est le plus bas de tout le continent américain, inférieur, donc, à ceux du Canada et des États-Unis. Tout ceci constitue une réussite extraordinaire.

Il y a aussi une implication active des femmes dans la vie politique et économique au sein de la société cubaine. La moitié des députés cubains sont des femmes alors qu’elles ne représentent que 24% des députés et sénateurs en France. Sur les 15 provinces (l’équivalent de nos régions) dont dispose Cuba, 10 sont présidées par des femmes. À travail égal, le salaire est égal. En France, les femmes touchent encore aujourd’hui un salaire inférieur, en moyenne de 28%, que les hommes pour un travail similaire.

Pour ce qui est de l’éducation, Cuba possède un taux d’alphabétisation de 99% avec une population de plus de 11 millions de personnes. Pour comparaison, l’île de la Réunion compte 840 000 habitants et on y dénombre 116 000 illettrés.

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Fidel Castro devant le tableau de José Marti

SL : Fidel Castro était un lecteur vorace et un véritable intellectuel. Il était en premier lieu un grand admirateur du héros national cubain José Martí. Il s’est continuellement nourri de la pensée, des idéaux et des écrits de cet intellectuel progressiste à la pensée universelle. C’est sans conteste sa plus grande influence. Il est d’abord et avant tout martinien. Ensuite, il se revendiquait marxiste-léniniste.

Comment un petit pays comme Cuba a-t-il pu survivre sous embargo, depuis 1962 ?

SL : Les Cubains ont pu survivre grâce à leur unité. Ils ont été extrêmement liés face à l’hostilité des États-Unis qui dure encore aujourd’hui. Des sanctions économiques sont toujours imposées à la population cubaine. Ensuite, avec Fidel Castro, les Cubains ont choisi de mettre l’être humain et toutes les catégories les plus vulnérables au centre de leur projet de société. En général, ailleurs, les faibles sont toujours relégués au ban de la société. À Cuba, ils sont placés au centre du projet émancipateur. C’est la raison pour laquelle Cuba peut présenter de telles statistiques. Cela montre, en définitive, que s’il y a une véritable volonté politique, le manque de ressources et l’impact des sanctions économiques ne sont pas un obstacle à l’édification d’un système de protection sociale digne de ce nom. Cuba en est le parfait exemple.

Maurice Lemoine, journaliste au Monde Diplomatique, explique dans Les enfants cachés du général Pinochet, que les politiques de gauche, sous l’impulsion de l’ex-président vénézuélien Hugo Chávez, ont sorti 56 millions de gens de la pauvreté en 10 ans. Quel rôle a joué Cuba dans cette réussite ?

SL : L’un des piliers de la politique étrangère de la révolution cubaine est l’internationalisme. Fidel Castro était également un internationaliste solidaire qui a toujours tendu une main fraternelle aux peuples du sud, et notamment aux peuples latino-américains. Les Cubains ont envoyé des dizaines de milliers de médecins, d’enseignants et de formateurs dans les régions rurales du tiers monde, sur les trois continents, en Afrique, en Amérique latine et en Asie. Leur rôle était plus important au Venezuela puisque, avec l’arrivée de Chávez à la tête du pays, il y a eu plus de 15000 médecins cubains qui y ont œuvré et qui ont notamment permis d’améliorer les conditions sanitaires dans ce pays. Le programme d’alphabétisation Yo, Sí Puedo, créé par les Cubains au début des années 2000, a permis d’éradiquer l’illettrisme en alphabétisant près d’un million de personnes. C’est assez extraordinaire pour un pays comme le Venezuela. Rappelons que le Venezuela de Chávez s’est également toujours montré très solidaire de Cuba.

Après la mort de l’ex-président du Venezuela Hugo Chávez en 2013, et alors que les droites reprennent la main en Amérique latine, quel peut être l’impact de la mort de Fidel Castro ? Peut-on craindre que Cuba suive la tendance libérale ?

SL : Absolument pas, car il y a eu une révolution à Cuba en 1959. Fidel Castro s’est retiré depuis 2006 et on constate toujours un profond attachement des Cubains à leur système politique et à leur modèle de société. Ils n’aspirent pas à changer de modèle parce qu’ils voient très bien qu’il n’y a pas, selon eux, de meilleur modèle ailleurs. Si l’on jette un œil sur les réalités socio-économiques du reste du continent latino-américain, on ne peut leur donner tort. Quand on parle de changement de modèle, il faut toujours se demander quel modèle on propose à la place. Les Cubains sont les premiers acteurs et constructeurs du projet émancipateur de la révolution cubaine. Leurs seules aspirations sont d’ordre matériel, ils voudraient vivre un peu mieux et avec des meilleurs salaires. En aucun cas, ils ne renonceront à leur souveraineté nationale, ni à leur système politique, ni à leur modèle de société.

Un des aspects méconnu du Commandante est son intérêt pour les questions écologiques. Pouvez-vous nous en dire plus ?

SL : Fidel Castro a été un précurseur dans ce domaine. Il a été l’un des premiers, au début des années 1990, à mettre en garde l’opinion publique mondiale contre les dangers du réchauffement climatique. Il a été le premier leader au monde à pointer du doigt la menace qui pèse sur l’espèce humaine avec la destruction de notre environnement. D’ailleurs, selon l’organisation de défense de la nature WWF, le seul pays au monde a avoir un développement durable – calculé sur l’IDH (indice de développement humain) et sur l’impact de l’homme sur l’environnement – est Cuba. C’est une réalité. Dès les premières années de la révolution, Castro a eu la volonté de préserver l’environnement. Aujourd’hui, 24% de la superficie cubaine est recouverte de bois et de forêt. En 1959, ce taux était de 14%.

fidel-lamraniPour conclure, vous avez sorti, en août dernier, un ouvrage intitulé Fidel Castro,  Héros des déshérités. Quel en est le contenu ?

SL : L’ouvrage retrace le parcours de Fidel Castro et en dresse les principales caractéristiques. Il est d’abord l’architecte de la souveraineté nationale, celui qui a réalisé le rêve de José Mártí d’une patrie souveraine indépendante. José Mártí était le théoricien de l’édifice patriotique, Fidel Castro en a été le réalisateur. Ensuite, Fidel Castro est un réformateur social. Il a placé l’être humain au centre de la société en universalisant l’accès à l’éducation, à la santé, à la culture, au sport et aux loisirs. En définitive, il a montré qu’il était possible de mettre en place un système de protection sociale digne de ce nom, malgré un contexte géopolitique délicat et des ressources naturelles extrêmement limitées. Sa troisième facette est celle de l’internationalisme: il est celui qui a toujours aidé les peuples du Sud et qui luttait pour leur émancipation.

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