Cette histoire avait commencé quelques mois avant les 10e Jeux d’Amérique centrale et des Caraïbes de San Juan, Porto Rico, lorsque le président du Comité olympique cubain, Manuel Gonzalez Guerra, dénonça que le Département d’État lui avait notifié qu’il était impossible d’effectuer les démarches de visas auprès de l’ambassade suisse à La Havane – elle représentait les intérêts des États-Unis – pour la délégation sportive cubaine qui devait se rendre à Porto Rico pour participer aux Jeux.
M. Avery Brundage, président du Comité international olympique (CIO), le général mexicain José Jesus Clark Flores, membre du CIO, et Felicio Torregrosa, président du Comité olympique portoricain, se réunirent avec les autorités nord-américaines pour exiger les autorisations de séjour pour les sportifs cubains. La réponse promise n’arriva pas, et le général mexicain menaça de retirer l’homologation olympique à San Juan si une solution n’était pas trouvée à la participation cubaine.
Le directeur du service des affaires caraïbes du département d’État, Allen Stewart, informa que les formalités de visas de la délégation cubaine seraient réalisées auprès de l’ambassade des États-Unis au Mexique. Le CIO suggéra au Comité olympique cubain d’accepter cette proposition. Les démarches furent entamées, mais dix jours avant le coup d’envoi des Jeux, les autorités nord-américaines annoncèrent qu’elles ne délivreraient pas de visas, mais qu’un tampon spécial serait apposé sur les passeports. L’autorisation d’atterrissage à San Juan de Porto Rico fut également refusée aux appareils de Cubana de Aviacion.
Le mouvement sportif cubain protesta contre cette agression et exigea le respect des normes et des statuts internationaux pour l’organisation de compétitions multisports régionales. Cuba ne faisait que défendre son droit de participer aux Jeux d’Amérique centrale et des Caraïbes.
Cette situation donna lieu, le 7 juin 1966, à ce qui allait être connu par la suite comme la Geste héroïque du Cerro Pelado, qui confirma la dignité et la vitalité de notre mouvement sportif naissant. Cerro Pelado est le nom d’une bataille héroïque livrée pendant les années de la lutte de libération armée dans la Sierra Maestra. Mais il s’agit ici d’une autre bataille.
Et c’est avec la rapidité et la discrétion qu’on lui connaît que le commandant en chef Fidel Castro conçut et dirigea nouvelle bataille.
Dans le port de Santiago de Cuba, un bateau marchand doté du minimum indispensable de confort pour les sportifs fut préparé en toute hâte et dans le plus grand secret pour effectuer la traversée jusqu’à San Juan.
Outre les locaux de l’équipage, le navire réaménagé comportait des dortoirs, une cuisine, des salles de soins et de massages, et des espaces de loisirs et de repos. C’est dans ces conditions que les 365 membres de la délégation cubaine – dont je faisais partie –, (sportifs, staffs techniques, médecins, dirigeants et journalistes) firent le voyage.
Je me souviens qu’il arriva quelque chose d’imprévu. À noter que même si les organisateurs de la participation cubaine aux Jeux de San Juan étaient au courant de l’agitation qui régnait, le reste de la délégation, moi y compris, n’était pas au courant de tous les détails.
À l’aéroport international José Marti, nous avons pris place à bord des avions censés nous emmener à Porto Rico, mais nous avons atterri à Camagüey, avant de poursuivre notre route vers Santiago de Cuba. C’est dans cette ville que nous avons su que le reste du trajet se ferait en bateau. Le Cerro Pelado, commandé par le capitaine Onelio Pino et sa précieuse cargaison, quitta le port de Santiago.
Après des heures en haute mer, non loin des côtes de Porto Rico, alors que les sportifs effectuaient leurs séances d’entraînement sur le pont, un avion de la garde côtière nord-américaine se mit à exécuter des vols en rase-mottes et largua un message sur une feuille de papier qui disait : « Votre entrée dans les eaux territoriales des États-Unis et à San Juan ou dans Porto Rico est interdite. Je répète, votre entrée dans les eaux territoriales des États-Unis et à San Juan ou dans Porto Rico est interdite, sous peine de confiscation du bateau. » Le cinéaste Santiago Alvarez, de l’ICAIC (Institut cubain de la radio et de la télévision) ramassa le papier et le caméraman Ivan Napoles filma les images des vols en rase-mottes, qui sont passées à la postérité.
Avant de débarquer, la délégation, réunie au grand complet sur le port, adopta la Déclaration du Cerro Pelado. José Llanusa Gobel, président de l’INDER (Institut national des sports, de l’éducation physique et des loisirs) donna lecture du document qui expliquait les orientations présentes et futures du sport cubain.
À trois milles marins de San Juan, le 10 juin, le général Clark Flores et le dirigeant sportif portoricain German Rieckehoff Sampayo montèrent à bord pour s’entretenir avec José Llanusa, le chef de notre délégation, et Manuel Gonzalez Guerra, le président du Comité olympique cubain, et discuter des mesures et des dispositions nécessaires pour assurer le débarquement du groupe. Le débarquement fut une opération des plus périlleuses, car on voyait les requins tournoyer dans un ballet sans fin. L’embarcation privée Reacok était à quelques mètres de nous, et le passage d’un bateau à l’autre devait s’opérer au moyen d’une échelle étroite qui se balançait constamment et où on avait du mal à garder l’équilibre. Plus de 100 personnes mirent pied à terre.
Nous arrivâmes juste à temps au stade Hiram Bithorn pour la cérémonie d’ouverture, où nous défilâmes sous les applaudissements nourris du public portoricain. Un groupe d’amis solidaires scandait : « Cuba ! Cuba ! Cuba ! ». Notre présence donna lieu à une large couverture médiatique, le débarquement de notre délégation ayant été diffusé en direct par la télévision portoricaine.
Malgré toutes les difficultés que nous avions rencontrées, la délégation cubaine s’imposa avec une dignité et une volonté de fer, avec, à la clé une belle moisson de 77 médailles : 34 d’or, 20 d’argent et 23 de bronze, pour une deuxième place au classement général par pays, derrière le Mexique.
Un groupe d’ennemis de la Révolution agressa verbalement et physiquement des membres de notre délégation, mais jamais ces actions ne parvinrent à nous dévier de notre but ni à nous faire renoncer à nos valeurs.
Nous entreprenons le voyage de retour, qui suppose plusieurs heures de navigation. Les visages joyeux et souriants, beaucoup prennent le soleil sur le pont. Mon ami le commentateur sportif Eddy Martin me souffle à l’oreille : « Quelle délégation nous avons ! ». Le journaliste du quotidien Granma, Juan Marrero, qui a entendu, lance : « Une performance à la hauteur des circonstances ! ». Oui, signale Llanuza à son tour : « Et une fin heureuse ! ».
Le temps s’est gâté. Nous ne sommes pas loin des côtes de Santiago de Cuba lorsqu’on aperçoit au loin une embarcation qui se rapproche du Cerro Pelado. L’ordre est donné de descendre l’échelle fixée sur le côté du bateau et, sous un vent assez violent et une pluie battante, on aperçoit Fidel et d’autres dirigeants de la Révolution, vêtus d’imperméables, monter l’escalier. La nouvelle se propage comme une traînée de poudre. Les gens se pressent contre la balustrade. L’émotion est telle que certains ont du mal à retenir quelques larmes.
Une fois sur le pont, Fidel nous salue et s’exclame : « Je suis très fier de votre attitude révolutionnaire et de votre performance sportive. » Et il ajoute : « La patrie salue votre loyauté et votre fermeté. »
Vinrent ensuite les cérémonies et la réception officielle, le 29 juin 1966. Dans son allocution, Fidel s’exclama : « Pourquoi tenter d’empêcher la participation d’un pays où le sport n’est plus le privilège des minorités riches et exploiteuses, où le sport n’est plus l’apanage des enfants des riches ? »
Et d’ajouter : « Avec cet incident, la Révolution a gagné une bataille de plus contre l’impérialisme. Le Comité olympique cubain a dénoncé le chantage du gouvernement des États-Unis, qui voulait imposer des conditions de type politique qui n’avaient rien à voir avec le sport à la présence de Cuba dans sa colonie Porto Rico. »
À un autre moment de son discours, le leader de la Révolution signalait : « Très rarement une délégation – et ce n’est jamais arrivé à une compétition sportive centraméricaine – un nombre aussi important de sportifs a obtenu autant de médailles. Notre Patrie se doit d’exprimer toute sa reconnaissance à cette délégation pour la bataille livrée, pour les victoires obtenues dans les moments les plus difficiles, pour la dignité dont elle a fait preuve à tout instant. »
Cette geste du Cerro Pelado a confirmé que Fidel était toujours à nos côtés et nous a accompagné jusqu’à la victoire.
* Journaliste, membre de la délégation.
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