Quand la Suisse était la voix des Etats-Unis à Cuba

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Alors que Cuba et les Etats-Unis fêtent la reprise de leurs relations diplomatiques, la Suisse, qui représentait depuis 1961 les intérêts américains sur l’île, s’apprête à rendre les clés de l’ambassade. Le grand photographe lausannois Luc Chessex, présent à Cuba de 1961 à 1975, commente pour«L’illustré» ses clichés d’époque.

«Les Américains viendront dialoguer avec nous le jour où leur président sera un Noir et le pape un Sud-Américain.» Peut-être, comme nombre d’internautes veulent le croire, Fidel Castro avait-il l’humeur badine quand, en 1973, il aurait ainsi résumé les relations de Cuba avec les Etats-Unis. Peut-être même que le leader de la révolution cubaine n’a jamais prononcé cette phrase. Toujours est-il que, quarante-deux ans plus tard, la phrase, facétieuse, rejoint l’histoire: après avoir cessé toute relation diplomatique, le 3 janvier 1961, les deux pays ont formalisé un dialogue, entrouvert depuis la fin des années 70 grâce au léger dégel entre le dirigeant révolutionnaire et Jimmy Carter, puis officialisé les choses en rouvrant leurs ambassades respectives, le 20 juillet dernier. Pour la Suisse qui, depuis 1961, représente les intérêts américains à La Havane et, depuis 1991, les intérêts cubains à Washington, cette décision historique met fin à l’un des plus longs mandats de «puissance protectrice» de notre pays.
A l’heure où, pour la première fois depuis cinquante-quatre ans, tout est prêt pour que le drapeau américain remplace l’étendard à croix blanche et flotte de nouveau sur l’emblématique bâtiment de l’ambassade états-unienne, le rôle de la Suisse est salué de par le monde. Un ambassadeur en particulier, le Schaffhousois Emil Anton Stadelhofer, a marqué l’histoire. En poste à La Havane de 1961 à 1966, cette forte personnalité traversa la crise des missiles d’octobre 1962, puis celle de l’immigration en 1965. La diplomatie helvétique facilita ensuite la résolution de nombreux dossiers épineux, dont la volonté castriste de nationalisation de l’ambassade américaine ou la problématique des incessants détournements d’avions.

Un béret pour le diplomate
Le grand photographe lausannois Luc Chessex, presque 79 ans, a vécu et travaillé à Cuba de 1961 à 1975. Employé par le Ministère de la culture cubain puis par l’agence de presse Prensa latina, il se souvient: «Emil Stadelhofer était un homme intelligent. Au début des années 60, je voyais souvent Fidel Castro, et il me demandait parfois de l’accompagner lorsqu’il rencontrait l’ambassadeur. De son côté, Emil Stadelhofer m’accueillait à l’ambassade. On discutait beaucoup. Il était vraiment très ouvert.» Luc Chessex raconte avec amusement que l’ambassadeur était très apprécié par le Líder Máximo, ce qui ne plaisait pas toujours aux Américains. «Lors d’une cérémonie publique, Fidel a prononcé un discours élogieux pour la Suisse. Il a fait se lever Emil Stadelhofer et a souligné que, si les Américains étaient plus intelligents, ils n’emploieraient que des hommes comme lui. A la fin, il lui a même offert son béret…»

Viande séchée à l’ambassade et cigares dans la jungle
Parti de Lausanne à 25 ans «faire la révolution», Luc Chessex n’avait que peu à faire avec la Suisse officielle. Il sillonnait l’île librement, racontant en des clichés devenus légendaires le quotidien des révolutionnaires et de l’Etat naissant, recueillant les instantanés d’une société en pleine mutation. «J’allais de temps en temps à l’ambassade, le 1er août par exemple, pour manger de la viande séchée.» Reste que le photographe assistera en direct au travail des diplomates suisses, notamment lors de la crise de l’immigration de Camarioca, en 1965, et en ramènera des clichés saisissants. On y lit la confusion de centaines de personnes, venues rejoindre des embarcations de toutes sortes, acheminées vers le petit port depuis la côte américaine par des parents ou des amis déjà partis. Beaucoup se noyèrent lors de la traversée vers Miami, de l’autre côté du détroit de Floride, à 130 kilomètres à peine. Face au risque de tragédie, Emil Stadelhofer usa de tout son pouvoir de persuasion, de sa finesse de diplomate et de ses relations personnelles avec Fidel Castro et réussit à organiser un couloir aérien sécurisé entre Varadero et Miami. Jusqu’en 1973, près de 260 000 Cubains utilisèrent cette ligne. La Suisse devait assumer le contrôle de tous les départs et les enregistrer. Une tâche titanesque pour le personnel réduit de la petite représentation helvétique.
Durant la crise des missiles également, Luc Chessex a côtoyé Emil Stadelhofer, qui aida grandement au rapatriement de la dépouille d’un soldat américain et dont on raconte qu’il contribua, lors d’une nuit décisive, à ce qu’aucun missile cubain ne soit tiré. «C’est lui qui me tenait un peu au courant des événements. En ville, on ne savait pas grand-chose. Mais nous n’avions pas peur, certainement pas! Nous les attendions, les Américains, avec nos fusils!» La troisième guerre mondiale n’eut finalement pas lieu et Luc Chessex ne troqua pas son appareil contre un fusil. Quant à Emil Stadelhofer, il quitta Cuba en 1966, épuisé. Il continua d’œuvrer comme ambassadeur de par le monde et mourut en fonction en 1977, à Stockholm.

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