La 1ere défaite de l’impérialisme

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Un vieil homme, assis devant son bohio, mi-maison de planche, mi-cabane de Robinson, contemple l’horizon miroitant de la Baie des Cochons.

            Il allume son cigare, en savoure quelques bouffées.

            Il s’appelle Juan. Ou José. Ou Pedro. Cela importe peu.

            En 1961, il avait à peine 20 ans.

            Juan – ou José, ou Pedro – se souvient.

            Il se souvient de ces presque 72 heures entre le 17 et le 19 avril 1961 où les ennemis de Cuba ont pris pied sur « sa » plage pour renverser la toute nouvelle Révolution.

            « Tout a commencé le matin du 15 avril. J’étais en train de relever mes filets de pêche quand j’ai vu passer au-dessus de moi une demi-douzaine de gros avions qui portaient les couleurs de Cuba sur leur fuselage. Plus tard, on m’a dit que c’étaient des bombardiers américains B26 qui depuis le Nicaragua venaient bombarder les bases militaires de La Havane et de Santiago. C’est le lendemain, en écoutant la radio, que j’ai appris les dégâts causés à notre aviation et que j’ai entendu Fidel déclarer que notre Révolution était socialiste et marxiste. Je ne comprenais pas trop ce que ça voulait dire, moi qui ne suis jamais allé à l’école, mais j’avais confiance dans notre Comandante. Alors j’ai fait ce qu’il a dit, j’ai pris mon machete et je suis allé à la Centrale sucrière « Australia » rejoindre les miliciens du bataillon 339 de Cienfuegos qui venaient de s’y installer.

            On m’a donné un fusil soviétique, et le responsable m’a expédié monter la garde près de la plage avec quelques autres gars du village. Les services secrets russes avaient prévenu qu’une tentative de débarquement des exilés cubains soutenus par les yanquis – les gusanos, cette vermine qui pleurait ses privilèges envolés!- allait avoir lieu.

            Nous avons passé la nuit à discuter, à imaginer l’avenir de notre patrie, un avenir que nous tenions peut-être entre nos mains. Jamais je n’avais combattu. Le fusil pesait contre mon épaule. Je savais que ce qui allait se passer aller décider de toute ma vie.

            Vers 2h du matin, je somnole un peu quand mon voisin me réveille d’un coup de coude. Sur le miroir lisse de l’eau, on aperçoit des masses sombres se profiler à l’horizon.

            Toute une armada de bateaux de guerre qui se déploient entre Playa Larga et Playa Giron!

            L’un de nous se précipite à la Central pour avertir les miliciens. Fidel est tout de suite informé dans son QG de La Havane. Il dit qu’il envoie des troupes immédiatement.

            Le camarade revient avec des miliciens du bataillon 339 et nous transmet les encouragements du Comandante. Les ordres sont de tenir face aux premières vagues de débarquement jusqu’à ce que l’armée arrive.

            Embusqué derrière un rocher, protection dérisoire, je sens au creux de l’estomac une boule d’excitation et de peur mêlées. Combien de temps faudrait-il aux renforts pour parcourir les 200 km qui séparent la capitale du lieu des combats ? Combien d’entre nous ne verraient pas le soleil se coucher ? Mais j’étais prêt à mourir s’il le fallait. La liberté et la dignité humaine n’ont pas de prix. Moi, Juan, le pêcheur à la peau sombre, moi qui ne savais ni lire ni écrire, moi que les riches propriétaires ne voyaient même pas, j’étais prêt à donner ma vie pour que jamais ne revienne le temps des Batista et de leurs complices.

            Des barques se sont détachées des croiseurs les plus proches. Dans le silence de la nuit, on entendait le ronronnement des moteurs, les voix étouffées des hommes. Ils ont débarqué à 100 mètres de moi. Alors le capitaine des miliciens a crié : « Feu ! ». Les détonations ont déchiré le calme du petit matin. Des silhouettes sont tombées sur la plage.

            L’air s’est empli d’une odeur de poudre et des cris des blessés. Comme dans un cauchemar, j’ai tiré, tiré. Je ne pensais plus, la seule idée qui emplissait mon esprit c’était d’empêcher que « les autres » avancent. Très vite, ils ont riposté. Un homme à côté de moi est tombé: c’était un voisin avec qui plus d’une fois j’avais bu un petit rhum au retour de la pêche…

            Les gusanos – j’ai su plus tard qu’ils formaient la Brigade 2506 – étaient bien armés et bien entraînés. Nos fusils et nos machetes ne pouvaient rivaliser avec leurs mitraillettes Thompson et leurs carabines M1. Et puis nous étions une poignée contre les 1200 hommes de la Brigade et leurs alliés ! Le capitaine nous a ordonné de nous replier. La rage au coeur, nous avons obéi.

            C’est alors que Fidel est arrivé à la Central Australia. Et avec lui l’armée, les tanks, les armes lourdes. Je revois encore le Comandante sauter du haut d’un tank, avec son béret et ses lunettes à grosse monture. Il est passé près de moi, s’est arrêté un instant et m’a tapé sur l’épaule. Pas un mot n’a été échangé, nous n’en avions pas besoin. J’ai repris mon fusil et j’ai guidé les soldats vers la plage où les gusanos continuaient de débarquer, de plus en plus nombreux.

            Et l’aviation cubaine est arrivée, du moins les chasseurs qui n’avaient pas été détruits, et a abattu les six bombardiers ennemis qui venaient de lâcher des flots de parachutistes sur le front. Dans un vacarme infernal, les chasseurs ont tiré sur les barges chargées de mercenaires.

          Plusieurs ont été détruites, d’autres ont fait demi tour. Deux croiseurs, le Houston et le Rio Escondido ont été touchés, tout près de Playa Larga. Je me souviens encore de l’enthousiasme qui nous a soulevés quand le Rio Escondido a commencé à couler!

            Du reste des combats, je ne garde qu’un souvenir confus fait du fracas des armes et des cris des hommes. Les mercenaires, privés de munitions par le naufrage du Houston et du Rio Escondido, ont commencé à se replier. C’était le 19 avril. Nous n’avions pratiquement pas dormi depuis trois jours… Fidel voulait en finir avant le soir. Je ne comprenais pas très bien pourquoi, après tout nous avions la situation bien main! Ce que je ne savais pas, c’est que la Contre Révolution avait besoin d’un délai de trois jours pour pouvoir solliciter la venue depuis Miami d’un Gouvernement Provisoire qui réclamerait officiellement l’aide militaire des Etats-Unis. C’était le préalable voulu par Kennedy pour intervenir militairement. Moi, je ne le savais pas, mais Fidel, lui, le savait…


            C’est pour ça qu’il était venu nous rejoindre sur la zone des combats, avec le Commandant José Ramon Fernandez, celui qu’on appelait « Gallego », pour en finir avec les derniers combats avant ces fatidiques 72 h! Finalement, les mercenaires se sont enfuis ou ont été faits prisonniers. Au bout du compte, nous avions perdu 178 combattants, 178 héros dont les noms figurent sur la stèle commémorative, près de ce qui est aujourd’hui un musée. J’y vais de temps en temps pour saluer mon voisin, tombé à côté de moi. Les gusanos et leurs amis ont perdu 107 des leurs, et nous avons fait 1189 prisonniers! Au bout du compte, ils auront été utiles puisque Fidel les a échangés contre des vivres et des médicaments. Tu parles d’une honte, pour eux : ne valoir qu’un sac de blé ou quelques kilos d’aspirine!! »

            Le vieil homme, assis devant son bohio, sourit avec malice tout en tirant sur son cigare.

Il s’appelle Juan. Ou José. Ou Pedro. Cela importe peu.

            Ce vieil homme est Cuba.

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