Entretien avec Abel Prieto, ministre de la Culture
Alejandro Massia , Julio Otero (Source : http://www.tempodecuba.34sp.com)
Article publié le 18 avril 2005
A première vue, il ne ressemble pas à un ministre. Son style informel et juvénile (cheveux longs et tenue décontractée) en fait un des dirigeants les plus atypiques de l’île des Caraïbes. Pourtant, sur le point de fêter ses 54 ans, Abel Prieto a une histoire personnelle qui justifie son parcours et la fonction qu’il occupe actuellement. Diplômé en Langues et Littérature hispanique, Abel Prieto a été romancier, professeur de littérature, directeur de la maison d’édition Letras Cubanas et président de l’Union des écrivains et des artistes, avant d’être nommé ministre de la Culture à Cuba. Dans le cadre des journées « Culture et liberté à Cuba », qui se sont tenues récemment à Cadiz, nous avons eu l’occasion de l’écouter parler de la politique culturelle cubaine. Au terme de la conférence, le ministre a gentiment accepté notre invitation à discuter avec Tiempo de Cuba. Voilà ce qu’il nous a raconté…
Quels sont les principes fondamentaux qui orientent et sur lesquels se fonde le modèle culturel cubain ?
Tout d’abord le modèle culturel cubain se caractérise par le principe de démocratisation massive, c’est-à-dire qu’il touche tout le monde sans aucune distinction. Par exemple, nous pouvons compter aujourd’hui sur près de 50 écoles d’art réparties sur tout le territoire, dont le but est d’éviter que le talent ne se perde et ce où qu’il se trouve, dans les montagnes, dans les campagnes ou dans les villes. Ainsi s’il y a un gamin doué pour la musique ou les arts plastiques, ce gamin doit pouvoir étudier l’art, quel que soit l’endroit où il vit. Le second principe est celui de la formation d’un public récepteur cultivé pour toutes les manifestations de l’art, même pour celles considérées comme sophistiquées. Pour nous, l’idée de créer une capacité pour apprécier et dominer amplement les codes artistiques au niveau des masses est fondamentale. Nous avons des exemples de manifestations marginales – comme le ballet classique, le théâtre expérimental ou la peinture conceptuelle – qui ont contribué à former un public de connaisseurs à relativement grande échelle.
Le troisième élément est que cette « massivité » soit accompagnée par des exigences qualitatives, on ne veut pas promouvoir des déchets ou une pseudo culture pour la consommation du peuple. Ce serait offenser le peuple. Dans ce sens il est important de signaler l’usage fait ces derniers temps des nouvelles technologies de la communication et de l’information (télévision, vidéo, informatique) pour la diffusion de l’éducation et de la culture.
Enfin un autre principe basique est la défense de la culture nationale, d’un point de vue universel, sans tomber dans le chauvinisme ou le provincialisme. Dans notre politique culturelle, il y a une défense de la tradition cubaine, aussi bien de la culture populaire que de la culture dite « supérieure », mais en même temps nous travaillons très dur et dans des conditions très difficiles pour diffuser la richesse de la culture universelle à l’intérieur de Cuba.
Quel type de culture étrangère est diffusé dans l’île ?
Il y en a une énorme variété. Pour ne citer que quelques-uns des participants à ces Journées (« Culture et liberté à Cuba »), je dirai que nous avons publié des livres d’Andrés Sorel, d’Alfonso Sastre et de Belén Gopegui. Nous avons aussi diffusé énormément de littérature latino-américaine et, chose curieuse, nous avons réalisé un grand travail avec la littérature nord-américaine. Car pour nous être anti-impérialiste ne signifie pas être anti-étasunien. Nous sommes conscients que les grands créateurs étasuniens sont aussi victimes de ladite industrie du divertissement et nous essayons de créer des liens avec les gens honnêtes de ce pays. Un grand nombre d’écrivains et de cinéastes nord-américains sont venus de tous temps à nos festivals de cinéma et à nos salons du livre jusqu’à ce que Bush leur retire la permission d’aller sur l’île. En parlant de ça, je voudrais préciser que les échanges culturels avec les Etats-Unis ont toujours été limités par l’administration nord-américaine. Jamais par nous, qui avons au contraire toujours favorisé le dialogue avec ce qu’il y a de meilleur dans la culture nord-américaine.
Qu’est-ce qui fait de Cuba un pays différent des autres pays culturellement parlant ?
Je dirais que tandis que dans d’autres endroits le marché dicte les règles du jeu, à Cuba nous l’utilisons seulement pour promouvoir internationalement notre culture. Nous, nous pensons que le marché est un grand ennemi de la culture et de l’art véritable. De fait, au cours de ces dernières décennies, chaque fois qu’il est apparu une manifestation artistique avec un sens critique, le marché a toujours essayé de la corrompre. C’est pour cela que nous nous en servons uniquement comme moyen de promotion mais sans faire de concession. Le marché ne décide pas de notre politique culturelle comme il peut le faire en d’autres lieux, où les gens peuvent ne pas connaître un grand écrivain ou musicien de leur pays mais connaître parfaitement la vie privée de Michael Jackson.
Dans quelle mesure le domaine culturel est-il affecté par l’embargo des Etats-Unis ? Quel impact a-t-il dans le développement culturel du pays ?
Un très gros impact. Pense au fait qu’il nous reviendrait extrêmement moins cher d’acheter une grande partie des fournitures aux Etats-Unis, comme par exemple les instruments de musique ou les matériaux d’art plastique pour nos écoles d’art, mais à cause de l’embargo cela nous est impossible. Si on prend par exemple le domaine musical, il est impossible d’évaluer l’argent perdu en droits d’auteur par nos musiciens. La musique cubaine a traditionnellement occupé un marché énorme aux Etats-Unis. On ne peut chiffrer ce que représenterait l’accès au marché nord-américain pour nos maisons de disque d’Etat et pour nos musiciens. On ne peut pas non plus calculer ce que signifierait économiquement que nos artistes puissent entrer dans les grandes galeries et les maisons d’enchère aux Etats-Unis, mais les pertes ne sont pas seulement économiques : elles sont aussi promotionnelles. Aujourd’hui, les Etats-Unis sont malheureusement essentiels et déterminants pour la promotion artistique. On ne peut pas non plus oublier les choses horribles qu’ils ont infligées à beaucoup de nos artistes, comme Ibrahim Ferrer ou Chucho Valdés à qui on a refusé le visa d’entrée aux Etats-Unis car on les a considérés « personnes dangereuses pour les intérêts et la sécurité nationale ». Comme s’ils étaient des terroristes ! Enfin, je t’avouerai que le peuple nord-américain est aussi dans une certaine mesure une victime de l’embargo car on lui empêche l’accès au message culturel de Cuba.
Dans quel contexte est apparue la « bataille d’idées » et quelle est sa signification politique, sociale et culturelle ?
Bon, la bataille d’idées est apparue pendant la lutte pour le retour d’Elián González, l’enfant qui a été séquestré à Miami il y a quelques années. Tout Cuba fut bouleversé par cette affaire et nombreux furent les artistes, professionnels de la presse et de la culture du monde entier qui participèrent avec le peuple aux multiples actions pour réclamer le retour de l’enfant. A cette époque Fidel eut l’idée de travailler pour inculquer aux Cubains une culture générale intégrale et en même temps amener cette culture en tous lieux. Pour le 150ème anniversaire de la naissance de José Martí, Fidel a dit que le travail principal des gens honnêtes de ce monde était de « semer des idées, semer des consciences », semer tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. C’est pourquoi, face à la stupidité, à la barbarie et à la loi du plus fort qui tente de s’imposer partout dans le monde, nous essayons de défendre un autre monde possible. Face au modèle néolibéral, cette impitoyable version du capitalisme qui réserve le luxe de la consommation à une infime minorité et exclut les trois quarts de la population mondiale, nous mettons en avant les valeurs de justice sociale et de démocratie authentique. Nous pensons que ce qu’il y a à mondialiser ne sont ni les bombes ni la haine, mais la paix, la solidarité, la santé, l’éducation pour tous, la culture etc. C’est pourquoi, quand nos médecins vont aider les populations dans d’autres pays, même si leur mission est de travailler pour la santé, ils sont aussi porteurs de nos valeurs et de nos principes de solidarité.
Voilà ce qu’est, en essence, la bataille d’idées ; un travail de type idéologique que nous faisons de diverses manières, en incorporant d’ailleurs de nombreux jeunes. Le rôle actuel de l’Union des jeunes communistes (UJC) dans la vie du pays est en grande partie lié à ceci.
La bataille d’idée est aussi très liée avec les milliers de travailleurs sociaux que nous avons formés pour aider les secteurs les plus défavorisés, les professeurs d’art que nous avons préparés dans tout le pays et l’utilisation des nouvelles technologies de la communication pour diffuser la culture, l’éducation (on compte aujourd’hui deux chaînes de télévision éducatives) mais aussi pour apporter la vérité de Cuba dans le monde entier grâce à l’Internet. La bataille d’idée est formée par tout ceci, aujourd’hui elle est plus orientée vers ce qui se passe au Venezuela et le modèle de collaboration solidaire qui est mis en place entre les deux pays. Un des thèmes abordés dans ces journées fut celui du rôle des intellectuels et l’éloignement progressif qu’ils ont montré par rapport à la Révolution cubaine. Sur quoi repose cette position de rejet, voire de condamnation dans tant de cas ?
Je dirais que ça a beaucoup à voir avec tout le travail effectué par la droite ces dernières années pour altérer la fonction critique de l’intellectuel. Tu remarqueras que tous les circuits de reconnaissance intellectuelle sont aux mains de la réaction. On a dépensé beaucoup d’argent pour que les intellectuels renoncent à leur position critique face au système. Je pense que beaucoup d’entre eux ont été contaminés par ces manoeuvres et certains ont été trompés par les campagnes de diffamation contre Cuba, mais il y en a d’autres qui ont simplement arrêté d’être ce qu’ils étaient et se sont casés. Dans un sens, la Révolution cubaine leur rappelle ce qu’ils ont été dans leur jeunesse et ce qu’ils ne sont plus. Ainsi la cause cubaine les dérange particulièrement car elle leur apparaît comme une sorte de fantôme qui leur fait honte et leur montre qu’ils ont renoncé.
De toute façon, ceci est très lié avec ce que je te disais juste avant sur le rôle du marché. Parfois je me demande ce qui s’est passé avec la chanson contestataire nord-américaine des années 70. Qu’ont fait les Etasuniens avec les grandes chansons d’auteurs tels que Bob Dylan ou Joan Baez ? Tout ceci fut détruit par le marché qui a altéré le sens critique de l’expression artistique. Ce fut pareil avec le rap ou le hip-hop qui sont nés dans les quartiers noirs de New York comme un grand cri de contestation, mais cette authenticité et cette rébellion originelle du rap qui dénonçait la discrimination raciale et les problèmes sociaux ont été progressivement anéanties par le marché. Aujourd’hui ils lancent un rap « light » comme celui d’Eminem, qui parle de sensualité, de sexe… mais qui n’a rien à voir avec les racines de ce mouvement. C’est comme ça que le marché se charge de retirer de l’ordre du jour tout ce qui peut porter atteinte au système.
Vous ne craignez pas que l’ouverture au tourisme introduise une mentalité consumériste chez les Cubains, surtout chez les jeunes ? Ne courons-nous pas le risque que les valeurs et les idéaux de la révolution soient substitués par ceux du marché et des sociétés capitalistes ?
Je crois que c’est le défi qu’il y a à affronter. Dans ce monde globalisé dans lequel nous vivons, il est impossible de penser à une île utopique entourée d’une grande muraille chinoise (plutôt cubaine dans ce cas). C’est absurde et impossible. Les Cubains ne sont pas dans une éprouvette de laboratoire ou un secteur stérile d’hôpital. Nous appartenons à ce monde et nous devons être conscients que la contamination s’introduira toujours de toutes parts. Par conséquent ce que nous devons faire est préparer la population pour qu’elle puisse affronter cette contamination, que ce soit en lui instaurant des habitudes culturelles précoces, ou en lui apprenant à penser par elle-même.
Aujourd’hui, la phrase de Martí « être cultivé est l’unique façon d’être libre » est plus d’actualité que jamais. On est réellement libre quand on est éduqué, et qu’on possède de profondes références culturelles, en plus d’une connaissance approfondie du monde dans lequel on vit.
Si on se réfère à ceci, je ne crois pas que la solution doive venir de l’interdiction. Ce n’est pas la voie de notre politique culturelle et éducative qui est d’ailleurs parfaitement résumée dans une phrase de Fidel des années 70 : « Nous ne disons pas au peuple de croire mais de lire ». C’est l’essence de notre politique culturelle qui n’a rien à voir avec la formation de fanatiques ou de fondamentalistes, mais avec la formation de personnes qui assument leur devoir envers la Révolution grâce à la culture. C’est pourquoi nous passons tous les films qui nous arrivent du satellite, et tu peux me croire qu’il y en a quelques-uns qui sont vraiment mauvais et néfastes, mais on les passe quand même.
Parce qu’on accorde beaucoup d’importance à ce que le peuple cubain ne croit pas qu’on lui interdit les produits de cette culture de masse. Notre objectif est d’essayer que les gens soient préparés intérieurement à décider d’eux-mêmes ce qu’ils doivent voir ou ne pas voir. Je pense que pour affronter ce défi, la solution est dans la qualité de l’éducation et le travail des médias de communication. Par chance à Cuba, nous n’avons pas de médias privés et nous pouvons compter sur eux pour promouvoir la lecture et pour stimuler nos projets culturels. Chose impossible dans d’autres pays.
Comment envisagez-vous le futur ? Quelle importance attribuez-vous à la culture dans la continuation et le développement de la Révolution cubaine ?
Vois-tu, Fidel a placé la culture au cœur de la résistance cubaine. La culture jouit aujourd’hui d’un rôle central et d’un prestige social qu’elle n’avait jamais eus auparavant. Je pense que cette apogée doit s’accompagner d’une Cuba qui a résolu ses problèmes matériels pour les majorités et qui soit vaccinée contre la propagande consumériste. En ce moment, nous essayons de réaliser un socialisme encore plus humain mais ça ne veut pas dire que nous accepterons les chantres du consumérisme. Nous ne pouvons pas dessiner un avenir aux Cubains dans lequel chaque famille possèdera deux voitures, une piscine et une villa comme on peut le voir dans les films yankees, mais on doit plutôt leur garantir des conditions de vie dignes, et que cette vie soit en même temps riche en termes spirituels et culturels. On essaye de concevoir la culture comme une forme de croissance et d’accomplissement personnel, ce qui est lié à la qualité de vie. Dans ce sens, nous sommes convaincus que la culture peut être un antidote à la consommation et à cette idée répandue qu’il n’y a qu’en achetant que l’on peut être heureux dans ce monde. Je crois que cela doit être notre but.
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