Interview de l’ex officier de la CIA Philip Agee

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Hernando Calvo Ospina en compagnie de l’ex officier de la CIA Philip Agee, lors de son passage en Belgique, en octobre 2007.

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Ci-dessous l’interview:

Le parcours de Philip Agee est des plus extraordinaires. Entré à la CIA par goût de l’aventure durant la seconde moitié des années 50, il la quitte en 1969. Il opère alors progressivement une métamorphose politique. Il lit énormément et prend conscience que les activités de l’Agence en Amérique latine étaient « la continuation de près de 500 ans de répression politique ».

Par solidarité envers les victimes, il décide de publier un livre détaillé sur ces activités : « Inside the Company: CIA Diary ». Il s’exprime à ce propos comme sur d’autres sujets dans cette interview accordée à Indymedia.be.

Pouvez-vous expliquer les motifs qui vous ont amené à entrer à la CIA ?

Philip Agee : Peu avant la fin de mes études, la CIA a envoyé un homme de Washington à l’Université, qui se situait près de Chicago. Je précise que je suis originaire de Floride. A l’époque, je lui ai dit que je préférais refuser l’offre parce que j’étais sur le point d’étudier le droit à l’Université de Floride. Ce que j’ai fait. Alors que j’étudiais, j’ai fait un voyage à La Havane – je pense que c’était en janvier 1957. J’avais beaucoup apprécié la nourriture, les danses, les gens et je me suis dit que si j’écrivais à la CIA et que si j’étais pris, je pourrais travailler à des endroits comme celui-là. Je pensais aussi que ce serait particulièrement intéressant de travailler dans un domaine comme la sécurité nationale et le renseignement. Donc j’ai réécrit à la CIA. Ils m’ont répondu aussitôt. Ils m’ont payé le voyage jusque Washington pour procéder à des interviews et à des tests. Les trois mois qui ont suivi, j’ai donc fait deux ou trois voyages de la Floride à Washington. Environ six mois plus tard, à l’été 1957, j’étais embauché.

Les raisons pour lesquelles j’ai fait cela ne sont pas vraiment politiques. Pas plus que ma démission n’était basée sur des motivations politiques. J’étais un jeune homme. J’avais seulement 22 ans et je voulais de l’aventure. Je voulais vivre une vie intéressante, vivre dans des endroits intéressants, relever des défis. J’étais un bon étudiant. J’ai eu une bonne éducation, mais pas une éducation politisée. Donc je n’étais pas politiquement conscientisé.

Vous avez évoqué très brièvement les raisons de votre démission de l’Agence, en disant qu’elles n’étaient pas vraiment politiques. Quelles étaient-elles alors?

P.A. : C’était en 1969, après près de douze ans. Je suis allé à Mexico dans le cadre des Jeux Olympiques, un an et demi avant les Jeux. J’étais assistant spécial de l’ambassadeur pour les Jeux Olympiques, un attaché olympique. Mon travail consistait à recevoir les gens impliqués dans l’organisation, à les rencontrer, à faire leur connaissance et à voir dans quelle mesure la CIA les intéressait. Des gens de tous les secteurs, le monde culturel, les partis politiques, des gens de toutes sortes d’institutions, des professionnels … Il y avait des centaines de personnes intéressées par la CIA. Je devais rencontrer ces gens, les « cultiver ». Après la fin des Jeux, je devais rester sur place et être muté au bureau de la CIA. J’avais un bureau spécial à l’ambassade. Mais après les Jeux, je devais recevoir un nouveau bureau à la CIA. Là, je devais faire le suivi des personnes rencontrées dans le cadre de mon travail d’attaché olympique et procéder à du recrutement pour la CIA.

Mais il y a aussi une histoire personnelle. Le Comité Olympique avait désigné une femme pour travailler avec l’ambassade des Etats-Unis et avec moi pour les Jeux. C’était dans le cadre du programme culturel des J.O. Elle était originaire de New York où elle avait épousé un Mexicain.

Elle avait eu trois filles avec lui, puis elle avait divorcé, avant que je ne la rencontre. J’étais moi-même en instance de divorce à l’époque. J’étais parti seul à Mexico, alors que mes deux fils étaient restés à Washington avec leur mère. Peu à peu, nous avons commencé à parler de commencer une vie ensemble, de nous marier. Elle avait entrepris un voyage en Europe dans le cadre de ses activités pour le Comité Olympique, puis elle est revenue à Mexico. Nous sommes allés au restaurant. C’était en début octobre 1967. La question de Che Guevara surgit alors. Ce jour-là, son assassinat en Bolivie fut annoncé. Soudainement, elle perdit le contrôle d’elle-même, elle entra dans une rage, utilisant les pires termes de langage que vous pouvez imaginer …

Les gens dans le restaurant tournaient autour et la regardaient. Elle maudissait la CIA pour avoir assassiné le grand espoir de l’Amérique latine : el Che. J’étais assis et j’écoutais. Elle ignorait que j’étais dans la CIA. Et je ne pouvais pas le lui dire. Je me suis dit qu’il allait falloir que je prenne une décision. Déjà, à ce moment, j’avais en tête de démissionner et de commencer une nouvelle vie. C’est ce que j’ai fait. Environ six mois avant les Jeux Olympiques, j’ai reçu un télégramme secret de Washington, de la CIA. Il y était dit qu’ils étaient heureux de mon travail au Mexique et qu’ils comptaient me donner une promotion. Le « chief of station » de la CIA, mon patron, à qui j’ai dit ce que j’étais sur le point de faire, me dit que si je me sentais ainsi, alors c’était la bonne chose à faire. Et donc, j’ai démissionné. Je suis parti après la fin des Jeux Olympiques. J’ai remis ma démission en janvier 1969.

Donc je suis entré à la CIA pour des raisons essentiellement non politiques, et je l’ai quittée pour des raisons qui également étaient essentiellement non politiques.

Quand est survenue votre prise de conscience politique ?

P.A. : Plus tard. Et de façon graduelle. Après ma démission, j’ai étudié à l’Université Nationale de Mexico. Une des premières choses que j’ai faite après avoir démissionné est d’entamer un programme doctoral d’études de l’Amérique latine. En faisant ces études, j’ai commencé à avoir l’idée d’écrire un livre. J’ai réalisé que ce que mes collègues faisaient à la CIA durant les années 50 et 60 n’était que la continuation de près de 500 ans de répression politique. Donc, j’ai pensé que cela devait finir. Que nous devions arrêter de violer la souveraineté de ces pays, arrêter ces interventions …

J’ai dit que j’avais quitté la CIA principalement pour des raisons personnelles. Mais alors que je faisais ces études à l’Université Nationale de Mexico, j’ai procédé à une transformation politique, petit à petit. J’ai lu beaucoup. Par exemple le Che. J’ai découvert qu’il avait des vues politiques très positives. Lorsque j’ai décidé d’écrire un livre, c’est ce que j’ai appris par ce genre de lectures qui m’a donné la motivation pour le faire. Et pour surmonter les obstacles que la CIA a tenté de placer.

Justement, en 1975, en Grande-Bretagne, vous publiez votre livre intitulé « Inside the Company: CIA Diary ». Dans quelle perspective le faites-vous ?

P.A. : Je l’ai fait comme un acte de solidarité avec les gens qui étaient les victimes des opérations de la CIA : les victimes de la torture, de la répression politique, les « disparus », etc. C’était la véritable motivation derrière l’écriture de mon livre et de mes articles, derrière ma participation à des programmes télévisés et radiophoniques et à différents types de médias. Mon but était de répandre la vérité sur ce que fait la CIA et comment c’est lié à la politique étrangère des USA. Et comment cette politique étrangère est liée à un système plus global, aux Etats-Unis, un système qui est complètement injuste. Et qui produit ces choses scandaleuses que la CIA fait. Mais qui produit aussi d’autres scandales, comme cette affaire des Cinq de Cuba, qui sont maintenant en prison aux Etats-Unis.

Comment analysez-vous cette affaire ?

P.A. : Leur procès de ces hommes fut tout sauf équitable. Il a eu lieu à Miami. Le tribunal jugeant à Miami a refusé tout changement de lieu. Tout ce qu’ils voulaient était bouger de 22 miles à Fort Lauderdale. Mais ils pensaient que jamais ils ne pourraient avoir un jury avec un état d’esprit d’équité à Miami. Les Cubains ont pris le contrôle de Miami et règnent sur la ville et le comté. Donc les gens du jury, qui qu’ils soient, seraient sous influence. De fait, à l’issue du procès, ils furent jugés coupables de tous les faits constituant l’acte d’accusation et ils ont reçu la peine maximale prévue par la loi. Je pense que ce fut une décision prise par la Maison Blanche. Celle-ci a bien fait savoir au juge ce qu’elle voulait comme résultat. Le juge était supposé être indépendant. C’était une femme, Mme Lenard. Mais en fait elle n’était pas indépendante du tout. C’était visible dans le sens qu’elle donnait à cette sentence : coupable. Il y a eu un recours auprès de la 11ème Cour d’appel à Atlanta. L’appel ne portait que sur le lieu. La décision prise par les trois juges fut unanime : ils ne pouvaient avoir eu de procès équitable étant donné les circonstances. Ils ont annulé le jugement. Les Cinq devaient donc être rejugés, mais pas à Miami, à Fort Lauderdale. Mais le gouvernement a fait appel sur d’autres bases. C’est cet appel qui est en cours en ce moment. La défense, au lieu de prendre la décision du lieu du procès devant la Cour Suprême, a décidé d’attendre et de faire appel sur d’autres bases. Il y a avait de nombreuses raisons de faire appel. Le 20 août, les débats ont été entendus devant les juges de la 11ème Cour d’Atlanta. Depuis, ce n’est qu’une question d’attente. Il n’y a pas de période préétablie pour qu’ils donnent leur verdict. Cela peut prendre un an, voire plus. Il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre. Mais en attendant, il y a toutes les raisons de poursuivre la campagne pour la libération de ces cinq hommes. Et c’est exactement ce que je fais. Et c’est pourquoi je suis ici à Bruxelles pour vous parler, à vous ainsi qu’aux autres personnes dans les médias et au public.

Que pensez-vous de Cuba, du système cubain, de la société cubaine ?

P.A. : Mon point de vue est nuancé. Ce n’est ni blanc, ni noir. Il y a des choses agaçantes qui s’y produisent quotidiennement. Mais c’est une expérience enrichissante de voir ce processus révolutionnaire et de voir comment les Cubains ont défait l’embargo – je préfère parler de blocus – des Etats-Unis. Ils ont déployé une grande ingéniosité. J’ai établi une agence de voyage sur le web, qui se nomme cubalinda.com. Ce site vous en raconte beaucoup à propos de Cuba et il y a un système de réservation « on line ». Ces sept dernières années nous avons amené des milliers de personnes, y compris des milliers d’Américains, qui sont venu en défi de l’embargo. C’était leur premier voyage et ils étaient agités, un peu nerveux, inquiets. Ils avaient besoin de deux jours pour se relaxer. Au moment où ils sont repartis, ils étaient positivement impressionnés par cette révolution. Les gens doivent faire face au blocus. Ils doivent s’en accommoder tous les jours et faire énormément de sacrifices. Ils paient un prix énorme pour avoir défié les Etats-Unis et affirmé leur souveraineté et leur liberté.

Je suis très impressionné par ce que je vois à Cuba. Bien sûr, tout n’est pas positif et vous ne rencontrerez pas un Cubain qui vous dira que la situation est parfaite. Tout le monde sait qu’il y a des insuffisances dans le système. Certaines d’entre elles sont causées par le blocus, par les Etats-Unis. D’autres sont le fait des Cubains eux-mêmes, de problèmes de médiocrité, d’incompétence. Mais si l’on met les choses dans la balance, la situation est très positive à Cuba. La révolution continue et l’économie renoue avec le développement depuis ces dix dernières années. Après l’effondrement de l’Union soviétique, le commerce extérieur a diminué de 85 %, je pense. Mais depuis environ 1995, la chute libre s’est arrêtée. Et dans les années depuis, l’économie croît constamment. L’économie de Cuba croît d’environ 12,25 % de cette époque à 2006, ce qui est le taux le plus élevé d’Amérique latine. Ils ont, comme je l’ai dit, défait le blocus et ont réussi à développer à nouveau leur économie, leurs services sociaux. Tout n’est pas parfait. Il y a des choses critiquables, mais on apprend à s’en accommoder et à les tolérer.

Quelle analyse avez-vous des évènements qui se produisent pour l’instant en Amérique latine ? Et de l’attitude des Etats-Unis vis-à-vis de ceux-ci ?

P.A. : Il est très intéressant et pour tout dire absolument fascinant de suivre les évènements en Amérique latine. Des choses s’y passent en ce moment et ces dernières années, depuis l’élection de Chavez en 1998. Ces choses, je n’aurais pu m’imaginer qu’elles puissent se produire il y a quelques années. Il y a une vague de changements qui balaye l’Amérique latine, qui se reflète dans les élections en Bolivie, au Venezuela, maintenant en Equateur. Et ils regardent tous vers Cuba. Ils disent tous : « Nous suivons l’exemple de Cuba ». C’est un ultimatum lancé aux Etats-Unis. Auparavant, ceux-ci avaient l’habitude d’acheter les élections, facilement. Or ils semblent ne plus pouvoir faire cela. Lorsque les élections sont libres et équitables, elles profitent maintenant à la gauche. Les gens élisent Lula au Brésil, Correa en Equateur et les autres.

Face à cela, les USA perdent bataille après bataille, pratiquement. Le prochain à suivre l’exemple pourrait être le Pérou. Humala a certes perdu les élections passées, mais il est bien possible qu’il les gagne la prochaine fois. Les élections dans d’autres pays promettent d’offrir un tournant positif. L’exemple du Venezuela a influencé la gauche latino-américaine dans son entièreté. Ils regardent Cuba comme un exemple, mais chaque pays se développe de sa propre manière. Donc, il n’y a rien d’uniforme. Mais de façon générale, on peut dire que l’évolution est très positive. Je n’aurais pu me l’imaginer il y a encore dix ans.

Le gouvernement américain et la CIA essayent-ils de recourir aux méthodes qu’ils ont utilisées il y a quelques décennies ?

P.A. : Je suis sûr qu’ils essayent. Mais ces méthodes ne sont plus aussi couronnées de succès que précédemment. Et une des raisons pour lesquelles j’ai écrit des livres est que je voulais exposer la façon dont la CIA opère, pour que les gens puissent savoir ce qu’il en est de ces méthodes et qu’ils aient des exemples concrets tirés de ma propre expérience. Le but était que les gens sachent comment infliger des défaites à ces interventions des Etats-Unis en comprenant les méthodes utilisées.

Mais bien sûr que la CIA travaille très dur pour essayer de casser cette vague de changement en Amérique latine. Elle le fait avec beaucoup moins de succès qu’auparavant. Il me semble que maintenant elle perd la bataille en Amérique latine. Cette région est à une étape décisive pour obtenir pleinement sa souveraineté.

Revenons peut-être à votre livre « Inside the Company: CIA Diary ». Quelles conséquences aura pour vous sa publication ?

P.A. : La CIA, comme condition pour être embauché, exige de vous que vous signez une déclaration dans laquelle vous vous engagez à ce que tout ce que vous publiez, après avoir quitté la CIA, par exemple un livre ou un article, soit soumis l’Agence pour qu’elle puisse exercer une censure. Moi, je ne l’ai jamais fait. J’ai refusé sur base du principe que je ne les laisserais pas censurer quoi que ce soit que j’écrive. J’ai passé près de 17 ans sans aller aux Etats-Unis, sur conseil de mon avocat, car il craignait que je sois emprisonné pour avoir mis tant de secrets par écrit et pour n’avoir jamais permis à la CIA de censurer quoi que ce soit. Mais je suis néanmoins retourné aux USA, me disant que je verrai bien. Et ils ne m’ont rien fait.

Plus tard, j’ai découvert à partir de documents rendus publics par le Freedom of Information Act qu’ils ne pouvaient me poursuivre en justice sans révéler les actions illégales qu’ils avaient entreprises contre moi. Je pense que la plus grave d’entre elles était un complot en Espagne pour me faire disparaître. Je ne possède pas de preuve, j’ai juste reçu des indications. C’était encore à l’époque de la dictature de Franco. Je savais que la CIA était extrêmement proche des services du régime franquiste. Deux jeunes Américains à Paris m’ont proposé de l’argent et de la nourriture. J’étais très méfiant, mais j’en avais besoin. Ensuite, ils ont fait à peu après tout ce qui était possible pour me faire aller en Espagne, à Madrid. Quoi qu’ils essaient, j’étais de plus en plus déterminé à ne pas y aller aussi longtemps que la dictature de Franco serait au pouvoir. Quelques temps plus tard, les deux individus en question ont disparu.

Vous dites que cet épisode s’est produit à l’époque où la dictature franquiste était encore en selle. Mais sous quelle présidence cela s’est-il passé ?

P.A. : Je pense que c’était vers 1970, donc sous Nixon. Il me semble. Ce que l’on ignore, c’est qu’il y a aussi eu des complots pour assassiner Castro durant ces années-là, en ce comprises les années Nixon.

Une dernière question. Avez-vous jamais vu un film de Hollywood qui donne une image correcte de la CIA, une image qui corresponde à la réalité ?

P.A. : Je n’en ai aucun qui me vient à l’esprit. Il y a eu de nombreux films sur la CIA. Ce sont des films commerciaux, avec une tension dramatique, qui parfois sont plus proches de la vraie CIA, parfois pas. Mais ils ne sont jamais vraiment exacts. Ils contiennent une histoire dramatique. Or travailler dans la CIA n’est pas particulièrement dramatique. C’est un travail jour après jour, parfois ennuyeux et routinier. Il n’y a que peu d’exaltation et de drame dans tout cela. Vous rencontrez des agents. Vous leur versez de l’argent. Vous recevez leurs rapports. Vous écrivez vos rapports dans votre bureau. Si vous êtes attentif, vous n’êtes pas pris. Ainsi est la vraie vie dans la CIA et pas comme dans la plupart de ces films.

Source: www.indymedia.be

 

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