Interview avec le Dr. Aleida Guevara March

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BRIJUNI NACIJONALNI PARK 21.05.2013. ALEIDA GUERARA za ZOOM Snimio Manuel ANGELINI

 

Médecin, spécialiste en allergologie, travaille à l’Hôpital Pédiatrique William Soler de la Havane entre autres. Auteur des documentaires : Chávez, Venezuela y la nueva América Latina (2004) et  Ausencia Presente (2006); MST: Simiente de la esperanza (2008), interview de Aleida Guevara avec João Pedro Stédile, líder nacional du MST, Brésil. Fille d’Aleida March et Ernesto Guevara. Directrice du Centre d’Études Che Guevara.


(original en esp. sur Le Monde diplomatique, oct. 2017)

Par Andrea Duffour *

 

 

Comment se fait-il qu’une doctoresse cubaine participe à des missions volontaires en Afrique et s’intéresse à la réforme agraire au Brésil ?

 AG: À Cuba, les médecins sont formés avec l’objectif de servir le peuple ; le peuple est le seul maître que nous servons. Dès le début de notre carrière, nous acceptons cette mission internationaliste, il est donc normal d’être prête à travailler là où je peux être utile.

Ca fait plus de 25 ans que je travaille aux côtés du Mouvement des Sans Terre au Brésil et j’en suis fière. En tant que latino-américaine, je crois que c’est l’un des mouvements les plus cohérents et prometteurs, et en tant que médecin, je sais qu’une alimentation suffisante est nécessaire, particulièrement pour les enfants. La réforme agraire est indispensable pour que notre peuple puisse nourrir sa population, pour que le rêve de posséder ce que nous produisons devienne réalité et que le vol et le pillage de nos ressources naturelles prenne fin.

 

Quel rôle tiennent aujourd’hui le Che et Fidel dans la lutte culturelle entre le capitalisme et le socialisme ?

AG: Le Che ainsi que Fidel sont des exemples d’hommes cultivés, qui connaissaient l’importance de la formation culturelle pour que l’homme soit libre. La connaissance te libère, te permet de comprendre où tu en es, ce que tu veux et comment tu peux l’obtenir. Leur exemple de vie nous stimule, nous pousse de l’avant. S’ils ont pu le faire, pourquoi pas nous ?

 

… « Créer des richesses avec la conscience, et non pas de la conscience avec les richesses », comment dirait Fernando Martínez Heredia [1], un grand spécialiste de la pensée du Che et de Fidel, récemment décédé…

AG: C’est un rêve qu’il nous faut réaliser : que l’homme soit capable d’être en accord avec ses frères humains, qu’il pratique la solidarité, non la brutalité, qu’il soit sensible et non indolent, qu’il  comprenne que la plus grande richesse est de savoir partager ce que nous avons, un sourire, par exemple. Nous essayons de faire ce rêve réalité, mais on nous éduque systématiquement à être chaque jour un peu plus individualistes et à oublier notre condition d’êtres sociaux vivants dans une communauté. Le pire, c’est que nous détruisons notre propre habitat et continuons à regarder dans le vide.

 
Le regretté François Houtart [2] a analysé le concept du « buen vivir », le « vivre bien »  des peuples andins, le sumak kawsay, que l’Équateur a inclus dans sa constitution. Y a-t-il quelque chose de semblable dans la pensée du Che ?

AG: Le Che Guevara était très clair et cohérent dans sa pensée et sa vie en était la preuve. C’était le meilleur communiste que je connaisse. À la base de toute son œuvre se trouve le bien-être de l’homme, mais dans la dignité ; c’est ainsi que nous parlons du droit au travail, à un logement décent, à la santé et à l’éducation, gratuitement et comme des droits indivisibles de tous les êtres humains. Nous parlons ici de respect et nous savons qu’il doit être gagné, avec beaucoup de travail et d’endurance et qu’il faut être prêt à le défendre.

 

Docteur, comment se caractérise un révolutionnaire ?

AG: Je pense que notre Fidel, en exprimant le concept de révolution, a caractérisé le vrai révolutionnaire qui doit posséder le sens de l’éthique, l’honnêteté, la sensibilité, le respect du peuple, le dévouement à la cause, et une grande capacité d’amour.

 

Dans le film Cuba-sí (Chris Marker 1961), le jeune Fidel a expliqué que les Français devaient comprendre que les partis politiques n’ont pas résolu les problèmes fondamentaux et que les classes dirigeantes pouvaient aller jusqu’au fascisme, tandis qu’à Cuba, une révolution était en cours vers le socialisme. Vu le coup d’état social qui a lieu actuellement en France, cette déclaration a-t-elle perdu de sa pertinence ?

AG: Ce qui est important, c’est ce que ressent le peuple français. Sont-ils satisfaits de ce qu’ils ont ? Se sentent-ils en sécurité ? Comment voient-ils leur avenir ? Je vis dans une autre société, qui n’est pas parfaite, mais qui est centrée sur l’être humain et nous permet de grandir en tant que tels en apprenant  de nos erreurs et en les corrigeant. Nous n’avons pas de partis électoraux – il y a le peuple et celui-ci choisit ses candidats depuis la base, le peuple est indiscutablement le véritable acteur. Peut-être serait-il bon d’analyser le rôle de la prise de conscience populaire de ceux qui se considèrent de gauche. Je m’identifie bien avec le Parti des travailleurs de Belgique, il est en croissance parce que les gens peuvent palper le changement. À l’époque actuelle, il est important d’avoir la confiance de son peuple : nous devons montrer ce que nous voulons et pourquoi c’est important. De quoi avons-nous besoin ? D’une éducation accessible à tous, nous ne pouvons pas permettre qu’elle soit privatisée ; de la qualité des soins de santé, sans frais pour le patient. Pourquoi permettez-vous dans vos pays que les hôpitaux soient fermés ou qu’ils ne fonctionnent pas correctement en poussant les gens à résoudre leurs problèmes dans le secteur privé ? Et le logement ? Si votre gouvernement garantit tout cela et bien plus encore, vous serez sûrement heureux, sinon vous devrez trouver d’autres solutions, mais vous seuls pouvez le faire.

 

Ainsi, en Europe, nous usurpons le mot socialiste?

AG: Je ne veux pas être trop franche, mais quand je suis par chez vous,  je ne perçois  pas notre unité ; de se permettre  le luxe de nous diviser, alors que nous sommes déjà peu nombreux, que diable faisons-nous ? Le socialisme c’est le respect pour le peuple, la plénitude de la vie et surtout, l’unité, sinon, où allons-nous trouver la force pour changer la réalité ?

 

Des amis à Cuba me disent que vous avez un seul parti, mais qui défend les intérêts de la plupart des gens, et qu’en Europe il y a beaucoup de partis avec des noms différents mais qui représentent tous un seul parti : le parti du capital.

AG: Je suis d’accord.

 

Selon Frei Betto, « nous devons décider si nous voulons sauver le système capitaliste ou si nous voulons sauver l’humanité. » [3] Quelles sont les alternatives au capitalisme dans le monde d’aujourd’hui?

AG: Depuis la disparition du système socialiste européen et surtout depuis la disparition de l’Union soviétique, le capitalisme est devenu un système encore plus impitoyable et brutal car il n’a plus de concurrence. Il n’a donc plus besoin de maintenir un système de santé publique, encore moins une éducation gratuite et de qualité ; on privatise à pas de géant les gains sociaux conquis durant des décennies de lutte des travailleurs, et le pire c’est l’indolence de cette même classe ouvrière face à tout cela. (…) Vous êtes-vous demandé pourquoi l’Organisation mondiale de la santé s’est adressée à mon pays pour demander de l’aide dans la lutte contre l’épidémie d’Ebola ? C‘est parce que mon peuple a reçu une éducation fondée sur les valeurs éthiques, la solidarité, la dignité et l’amour. Ces médecins cubains sont allés sur place au risque de leur vie parce que nous sommes conscients que peu importe le sacrifice d’un homme ou d’un peuple si l’enjeu est le sort de l’humanité.

 

 

Aleida, comme voyez-vous la jeunesse cubaine ? Elle est née avec tous les acquis de la révolution et les considère peut-être comme garantis.

AG: Avec les jeunes, il faut travailler en permanence. Nous devons les écouter, leur donner des responsabilités et leur montrer le chemin, mais en étant toujours soi-même un exemple. Les jeunes représentent  l’espoir, or ce sont malheureusement les plus exposés à la forte pression de ceux qui veulent nuire au processus révolutionnaire. Il est important de leur transmettre toutes les informations nécessaires ; par exemple ils ont pu voir récemment un excellent reportage sur la lutte contre les bandits qui se sont soulevés après le triomphe de la Révolution et ils se sont reconnus dans leurs parents, oncles ou grands-parents qui ont participé à cette épopée et ces jeunes se sont emplis de respect et d’admiration pour nos agriculteurs, notre armée et notre milice. Je pense que nous avons une jeunesse saine, réceptive et pour la grande majorité très patriotique et révolutionnaire.

 

En décembre 2016, j’ai demandé à Fernando Martínez Heredia s’il fallait être inquiet par une possible désillusion ou une dépolitisation de la jeunesse cubaine, comme cela est arrivé dans les pays capitalistes.

Ce grand philosophe affirme que le capitalisme vise à dépolitiser et abrutir les masses – non plus pour leur imposer une pensée unique, mais pour leur imposer de ne plus penser… mais il m’a aussi assuré que la jeunesse cubaine est critique et préparée. Après le décès du Commandant, un grand nombre de jeunes ont spontanément crié : « Je suis Fidel. »

AG: … Notre cher ami Fernando était un homme sage. Nous allons de l’avant et il est vrai que la douleur de la perte du plus grand père de tous les Cubains s’est transformée en force et en énergie créatrice. Un jour nous serons en mesure de dire aux hommes comme eux : « Vous êtes partis en sachant qu’il n’y a pas de retour possible dans notre révolution, soyez tranquilles, nous continuons le travail, l’avenir est assuré ».

 

Cela fait du bien d’entendre ces mots !

En 1964, un journaliste [4] a demandé au Che à la télévision Suisse française, si quelque chose a changé dans l’attitude des États-Unis (et l’UE) en ce qui concerne Cuba. Je répète la même question…

AG: Non, ils rêvent toujours d’annexer la plus grande des Antilles, ils ne comprennent pas que pour nous « il est préférable de sombrer dans la mer avant de trahir la gloire que nous avons vécue ».  Si vous lisez des documents émis par l’amiral américain au moment où Cuba était encore une colonie espagnole, vous verrez qu’ils utilisaient déjà les mêmes méthodes qu’aujourd’hui : le blocus économique et naval pour soumettre la population par la faim et la maladie en la décimant pour pouvoir annexer l’île… car ils savaient déjà que nous sommes un peuple rebelle et indomptable.

 

Pourrions-nous parler des récentes attaques un peu plus subtiles, comme par exemple la tentative de coopter les étudiants universitaires et révolutionnaires à Cuba, ou la nouvelle tentative de coup d’État au Venezuela, de nouveau orchestrée et financée par Washington, avec la complicité de nos médias en Europe ?

AG: Ce ne sont pas de nouvelles agressions, ils continuent d’utiliser l’argent comme moyen de persuasion – bien sûr, seuls ceux qui n’ont pas d’éthique se laissent acheter.  Nous devons être conscients de la force de l’ennemi. Comme l’a dit le Che : « On ne peut pas faire confiance à l’impérialisme yankee en quoi que ce soit, même pas un tout petit peu ». Le cas du Venezuela est autre chose, c’est la plus grande expression du désespoir, du vide d’éthique de ces gens… Imaginez-vous ce que cela signifie de mettre le feu à un hôpital pour enfants ? Pouvez-vous parler d’êtres humains ? Pour mon peuple, la vie d’un enfant est sacrée, je ne comprends pas, ni ne peux accepter ce qui peut mettre en danger la vie d’un enfant et je n’aimerais pas me trouver face à ces personnages, car je pourrais perdre mon contrôle …

 

Comment les Cubains analysent-ils la fabrication des « printemps arabes », de l’opposition en Syrie, etc. ?

AG: Tout d’abord, nous pourrions demander à n’importe quel Européen ce qu’il ressentait si une armée d’un pays du Tiers-Monde intervenait dans ses affaires intérieures, si les bombes commençaient à pleuvoir sur des bâtiments résidentiels ou des hôpitaux ? Que penserait-il des personnes qui voient tous les jours ces images terribles à la télévision et ne sont pas en mesure d’exiger de leurs gouvernements de cesser de soutenir financièrement les responsables de cette horreur ? Les peuples sont les seuls capables de résoudre leurs conflits internes, personne n’a le droit d’intervenir, notre Benito Juárez a déclaré : « Le respect des droits d’autrui est la paix. » La manipulation de nos vies, la désinformation crée la confusion. Le respect est essentiel ; nous pouvons et devons vivre en paix.

 

Nous avons besoin de votre aide ! Ici, en Europe, nous avons perdu ces valeurs, nous sommes si pauvres que nous n’avons plus que l’argent !  Le Che a parlé de la construction de l’Homme nouveau (5), de valeurs non métalliques … Comment cet Homme nouveau se  construit-il  à Cuba ? Est-ce possible de se surpasser (malgré les circonstances?

AG: Chers amis, comme l’a expliqué le Che, l’homme nouveau ne sera jamais un produit fini. Chaque fois que nous perfectionnons la société, nous devons être en mesure de nous développer en tant qu’êtres humains, c’est la garantie de pouvoir transformer ce qui est nécessaire. Nous sommes sur la bonne voie, c’est pour cela que nous travaillons.

Merci beaucoup au peuple cubain qui continue et nous guide avec son exemple, sa dignité, l’amour et la solidarité internationale, nous avons beaucoup à apprendre!

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* membre de la coordination nationale de l’Association Suisse-Cuba

 

(1) Historien, écrivain, philosophe à l’Université de la Havane, directeur de la revue Pensamiento Crítico. Décédé le 12 Juin 2017, quelques heures après avoir écrit un dernier hommage à  François Houtart.

(2) François Houtart: cuba-si.ch/apres-le-capitalisme-quelles-alternatives-pourquoi-je-soutiens- lexperience-cubaine

 

(3)  Legrandsoir.info/Entretien-avec-Frei-Betto-par-Andrea-Duffour.html/ (fr)
http://www.freibetto.org/ entrevistas/50-años-de-la-revolucion-cubana  (esp)

 

(4) rts.ch/archives/tv/interview-du-che J.Dulmur, seule interview en français, trad. en esp: cubadebate.cu/especiales/2017/06/16/entrevista-inedita-al-che-guevara-en-frances-1964
(5) Escrito de Ernesto Che Guevara, dirigido en forma de carta en 1965, bajo el título “El socialismo y el hombre en Cuba”.

 

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