Jean Ziegler: «J’ai enfin du sang cubain dans mes veines»

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Victime d’une grave hémorragie lors d’un séjour à Cuba, en juin, le sociologue genevois a été hospitalisé d’urgence et n’a été sauvé que grâce à des transfusions massives. Tout un symbole…

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Il a perdu une dizaine de kilos et semble encore un peu faible, mais il est plus passionné et plus déterminé que jamais, comme si son ardeur révolutionnaire avait été décuplée par l’épreuve qu’il vient de traverser. Jean Ziegler, 81 ans, a passé l’été dans sa maison de Russin, dans la campagne genevoise. Un été de convalescence après un grave problème de santé qui aurait pu lui être fatal: une attaque bactérienne d’origine inconnue qui l’a terrassé au mois de juin pendant un séjour à Cuba avec sa femme, Erica Deuber Ziegler, du 14 au 28 juin dernier. Transporté d’urgence à hôpital, le 17 juin au matin, le sociologue genevois n’a pas répondu aux premiers traitements et a dû recevoir finalement deux transfusions de sang massives qui l’ont mis hors de danger.

«J’ai enfin du sang cubain qui coule dans mes veines, confie-t-il avec une émotion contenue mais très profonde. Si mon cœur continue de battre aujourd’hui, c’est grâce au sang d’un paysan cubain. C’est une intuition un peu mystérieuse, mais j’y vois la confirmation de la justesse de mon combat. Dans l’Antiquité, l’âme navigue avec le sang! Je porte aujourd’hui la Révolution en moi. J’espère que j’ai hérité de la détermination et de la ténacité révolutionnaire du peuple cubain, de son courage et de sa joie de vivre aussi. Pour moi, la boucle est bouclée.»

Quand il débarque dans l’île des Caraïbes, le 14 juin, Jean Ziegler, vice-président du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, est accompagné par le cinéaste Nicolas Wadimoff, qui prépare un film sur sa vie et son combat qui sortira l’année prochaine. A son programme, des entretiens avec des responsables cubains, des visites dans des coopératives de café et de tabac, une visite au Musée de la Révolution… Et puis, comme à chacune de ses visites à Cuba, où il était venu pour la première fois en 1962 pour participer à la Révolution triomphante, comme des centaines de jeunes révolutionnaires européens, Jean Ziegler demande audience à Fidel Castro, le vieux leader qui vit quasiment reclus, à 89 ans, depuis la maladie qui avait failli l’emporter, en 2006.

«Je l’ai vu une dizaine de fois pendant toutes ces années, explique le sociologue genevois, mais il ne reçoit plus que des chefs d’Etat comme Evo Morales, François Hollande ou Dilma Rousseff. Il n’a pas reçu Didier Burkhalter, par exemple, il y a deux semaines, quand il est venu pour la réouverture de l’ambassade américaine. Mais j’ai eu une réponse indirecte de sa part, puisque j’ai été invité deux jours plus tard à la grande émission Mesa redonda (Table ronde), qui passe en direct, le soir, à la télévision cubaine, et qui est reprise par la télévision Tele Sur dans toute l’Amérique latine.» L’occasion de présenter son livre Destruction massive, qui vient de paraître en espagnol.

«Je suis tombé dans les vapes»
Quand Jean Ziegler quitte le plateau, il se sent bien et plein d’énergie militante, comme toujours. Mais il souffre d’une espèce de grippe intestinale, qui va s’aggraver soudainement et brutalement pendant la nuit. «J’ai eu une hémorragie massive, explique-t-il, et je suis tombé dans les vapes. J’étais pratiquement inconscient. J’ai été évacué tout de suite à l’hôpital, un hôpital public où vont tous les Cubains. J’avais des tuyaux partout, des trucs pour coaguler et pour me nourrir. J’étais comme dans un brouillard. C’est un état très bizarre, comme si l’on était replié en soi-même, on entend vaguement les gens autour de soi, on sent les piqûres… J’ai découvert de l’intérieur la médecine cubaine, qui est l’une des conquêtes de la Révolution, et j’ai été totalement impressionné. Tout le monde est très professionnel, très humain: les médecins, les infirmières, même les gens qui nettoient…»

Les médecins diagnostiquent une attaque bactérienne particulièrement virulente, mais sans parvenir à en identifier l’origine ni à l’enrayer, et ils finissent par recommander une transfusion importante. «Si c’était arrivé en Afrique centrale, où les conditions d’hygiène sont souvent dramatiques, je n’aurais pas accepté, explique le sociologue genevois. On risque de recevoir du sang contaminé. Mais à Cuba, j’avais une confiance totale. Pendant la transfusion, j’étais dans une espèce de vertige, mais dès que j’ai repris conscience, je me suis dit: «C’est merveilleux, j’appartiens vraiment à ce peuple.» Pour moi qui suis l’un des rares intellectuels du monde occidental qui reste anti-impérialiste, c’était une satisfaction morale, un bonheur immense.»

A peine remis, Jean Ziegler veut rentrer à Genève pour préparer son rapport devant le Conseil des droits de l’homme sur les «fonds vautours», ces fonds spéculatifs, souvent américains, qui rachètent à vil prix les dettes de certains pays du tiers-monde avant d’en exiger le remboursement à des taux exorbitants, auprès des juges de leur propre pays. Des bénéfices qui représentent entre trois et vingt fois le montant de leur investissement!

Nombreux examens médicaux
Très faible et encore titubant, il quitte l’hôpital contre l’avis des médecins, cinq jours plus tard, après avoir dû signer l’indispensable décharge. «Les médecins m’ont proposé de rester jusqu’à ce qu’ils trouvent l’origine de la bactérie, explique le sociologue genevois, mais je n’avais pas le temps de rester. Ils m’ont proposé ensuite qu’un médecin m’accompagne pendant le vol de retour, qui dure quand même dix heures. J’avais la trouille que l’hémorragie recommence en avion, mais quand j’ai vu tous ces gens qui attendaient pour se faire soigner à l’hôpital, je me suis dit que je n’allais pas encore prélever un médecin pour qu’il s’occupe de moi. Un médecin mobilisé pour s’occuper d’un Blanc en avion, ça aurait été du néocolonialisme!» Jean Ziegler a présenté à l’ONU, le 10 août, son projet de régulation des «fonds vautours», qui sera de nouveau débattu le mois prochain. Il a aussi passé, cet été, de nombreux examens médicaux qui, à défaut d’identifier la mystérieuse bactérie qui aurait pu avoir sa peau, ont établi du moins qu’il n’y avait rien de grave. Un personnage l’accompagne plus que jamais: Che Guevara, dit le Che, ce révolutionnaire argentin devenu, avec Fidel Castro, le symbole de la Révolution cubaine avant d’être capturé et exécuté, le 9 octobre 1967, dans un maquis de Bolivie. Dans son bureau à l’Université de Genève, Jean Ziegler avait affiché une grande photo du Che, qui lui tient désormais compagnie dans le bureau de sa maison de Russin. Un camarade de lutte, un inspirateur, un modèle !

«Le Che m’a appris la stratégie de l’intégration subversive et, en faisant cela, il m’a sauvé la vie, explique-t-il. Je l’avais vu la première fois à Cuba, en 1962, quand je faisais partie des volontaires qui récoltaient la canne à sucre. C’était les débuts de la Révolution, tout était désorganisé, on mangeait le soir dans une grande maison et ils passaient tous discuter avec nous: Fidel, le Che, Cienfuegos… Quand le Che est venu à Genève, deux ans plus tard, pour la première Conférence internationale sur le sucre, je lui ai servi de guide pendant douze jours. Il était ministre de l’Industrie, il parlait un français parfait. Je voulais le suivre dans un maquis, mais il n’a pas voulu de moi. Si j’étais allé dans une guérilla au Congo ou en Bolivie, je serais depuis longtemps dans une fosse commune, sans avoir été d’aucune utilité. Il m’a dit que je devais mener la lutte dans mon pays et c’est ce que j’ai fait comme prof à l’université, comme député à Berne et maintenant comme vice-président du Conseil des droits de l’homme à l’ONU.»

Hospitalisé à Cuba, Jean Ziegler a replongé dans cet espoir qui aura été celui de toute sa vie: celui d’une Révolution fraternelle. Les médecins cubains ont fait revivre, pour lui, le rêve impossible du Che.

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